Les saints sont les amis de Dieu, les amis de Jésus. Ils sont donc intimement unis à la source de la grâce, et certains « ont reçu un charisme spécial pour vivre et faire vivre à d’autres un aspect de l’unique et multiforme grâce du Christ[1] ». Telle est la mission des fondateurs de familles religieuses, et telle est donc la mission de saint Dominique, notre bienheureux Père. Quel aspect de la grâce du Christ saint Dominique a-t-il reçu la mission de mettre en lumière ? Je dirais que c’est la passion de la vérité. Souvenez-vous de la phrase de Jésus devant Pilate : « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). La vie dominicaine est tout entière résumée dans cette affirmation du Christ. Oui, un fils de saint Dominique contemple la vérité, prêche la vérité, vit de la vérité.

Contempler la vérité

On n’a pas commencé d’être dominicain tant que l’on n’a pas commencé d’être contemplatif. La contemplation, c’est tout simplement un regard amoureux et simple sur la Vérité première, sur Dieu. Saint Dominique a d’abord fondé, en 1206, un monastère de moniales contemplatives, et les frères ne sont arrivés que quelques années plus tard : comme pour signifier, par la chronologie de la fondation, que la contemplation était le socle, le fondement inamovible sur lequel devait s’édifier la vie dominicaine. Toute l’organisation d’un couvent a pour but de fournir un cadre tel que les frères puissent se livrer, sans relâche, à cette activité. Voilà pourquoi la première de nos observances est le silence, dont nos constitutions rappellent qu’il est le père des Prêcheurs. Le silence, c’est l’écrin où repose la perle de la contemplation. Pour un dominicain, le silence ne peut être rompu que pour trois raisons : louer Dieu dans l’office divin, s’entretenir dans la charité avec ses frères, parler de Dieu aux hommes. Le silence devient ainsi comme la respiration de l’âme dominicaine. Il apprend au Prêcheur cette disposition fondamentale qu’est l’écoute : écoute du prochain, bien sûr, mais aussi et avant tout écoute de Dieu, dans la prière personnelle, et dans l’étude. Oui, car vous l’avez remarqué, les dominicains étudient. Mais attention, le frère prêcheur n’est pas un intello réfugié dans sa tour, qui passe sa vie à écrire des livres que personne ne comprend ! Non ! S’il étudie, c’est parce qu’il est amoureux de la vérité. Il sait qu’au Ciel, notre activité principale sera de connaître la vérité ; souvenez-vous de cette phrase de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Le Ciel, c’est connaître, c’est contempler avec amour la vérité. Alors, les dominicains anticipent. Si je dois passer mon Ciel à contempler la vérité, autant commencer dès à présent ! Voilà pourquoi l’étude de la théologie a une place si importante pour nous. Elle nous permet de faire vivre dans notre esprit les grandes vérités de notre foi, et les mystères de notre salut. Et vous savez ce que dit saint Augustin : on n’aime que ce que l’on connaît ! Connaître la vérité sur Dieu nous dispose à mieux l’aimer.

Prêcher la vérité

Si le dominicain contemple la vérité c’est aussi qu’il est appelé à la communiquer. C’est même là sa principale mission, d’où son ordre tire son nom : Frères Prêcheurs. Pourquoi un dominicain prêche-t-il ? Pour le salut des hommes. Et que prêche-t-il ? La vérité qu’il a contemplée, qu’il a étudiée, qu’il a approfondie dans la prière. Il prêche la vérité sur Dieu, autrement dit, n’ayons pas peur des mots, il prêche la théologie. Car, pour saint Thomas, la sacra doctrina, ou théologie, n’est pas d’abord une science réservée à une élite. Elle désigne plutôt l’ensemble des vérités révélées, dont la connaissance est nécessaire à tout fidèle pour s’orienter efficacement, avec la grâce de Dieu, vers sa fin dernière, c’est-à-dire Dieu connu et aimé dans la gloire du ciel[2]. En ce sens, la théologie est une « scientia salutaris », une science du salut, à laquelle tout homme est appelé à participer à la mesure de son état de vie et de ses capacités. Et il n’y a pas de plus grande joie, pour un fils de saint Dominique, que de voir des esprits s’illuminer au contact de la vérité divine ; et de sentir les cœurs s’embraser d’amour pour cette Vérité qui a un nom et un visage : Jésus-Christ. Mais n’oublions pas que le prédicateur n’est qu’un instrument : c’est le Saint-Esprit qui fait résonner dans le cœur de ceux qui l’écoutent ces grandes vérités. Bien souvent, après un sermon, on ressent le besoin de se convertir, car la lumière de vérité qui a fécondé notre cœur nous fait sentir le décalage entre la vie que l’on mène et la sainteté que Dieu veut de nous.

Vivre de la vérité

C’est là la dernière exigence de la prédication dominicaine : non seulement dire la vérité, mais aussi vivre de la vérité. La communication de la Vérité divine est suspendue à la sainteté manifeste de la vie du prédicateur. Comme l’écrivait Pascal : « Je ne crois que les histoires dans lesquelles les témoins se feraient égorger[3]. » Pour que la prédication soit efficace, il est donc une vertu que le prêcheur doit cultiver : la vertu de vérité – également appelée véracité – par laquelle « les paroles et les actes sont conformes à la vérité qu’ils expriment[4] ». Et, si le décalage entre la parole qu’on annonce et la vie que l’on mène est trop grand, il faut avoir le courage, avec la grâce de Dieu, de transformer son existence pour la conformer aux exigences du témoignage que l’on rend. « C’est une bienheureuse nécessité, écrit le père Dehau, à laquelle certains prédicateurs ont été acculés : au lieu de prêcher parce qu’ils étaient saints, ils sont devenus saints parce qu’ils prêchaient[5]. » Voilà pourquoi, mes bien chers frères, vous avez le devoir de prier pour que nous restions fidèles à cette mission si noble, si belle et si nécessaire pour les âmes.

Vérité contemplée, vérité prêchée, vérité vécue. Telle est la triple mission du fils de saint Dominique. Ô saint Dominique, demandez vous-même à Dieu pour nous la grâce d’être fidèles à votre esprit. Et, si telle est sa volonté, demandez-lui aussi de susciter dans le cœur des jeunes gens et des jeunes filles ce désir d’offrir leur vie pour la cause de la vérité. Notre monde en a besoin.

Fr. Joseph-Marie Gilliot


[1] Serge-Thomas Bonino, « Présentation », in Marie-Étienne Vayssière, La dévotion à saint Dominique, Paris, Cerf, 2012, p. 58.

[2] Cf. Somme de théologie, Ia , q. 1, a. 1.

[3] Blaise Pascal, Pensées, no 593 [édition Brunschvicg].

[4] Somme de théologie, IIa IIae, q. 109, a. 2, resp.

[5] Thomas Dehau, L’Apostolat de Jésus. Approche théologique, Éditions Saint Paul, 1995, p. 240.