Tout à l’heure, avant vêpres, notre postulant Éric recevra l’habit de saint Dominique en même temps qu’un nouveau nom. Cet événement n’est pas si fréquent : il mérite que nous y attardions quelques instants. Le texte même de notre épître semble nous y inviter. Saint Paul y fustige en effet ces chrétiens qui se comportent en ennemis de la croix du Christ : ils font leur dieu de leur ventre, n’ayant de goût que pour les choses de la terre. Leur fin, c’est la perdition. Pour nous, au contraire, nous dit l’Apôtre, notre cité est dans les cieux (nostra autem conversátio in caelis est).

« Notre cité est dans les cieux ». C’est d’abord cela que proclamera Éric en revêtant ce soir l’habit religieux, qui sera le signe éloquent de sa séparation du monde. Et en se prosternant de tout son long sur le sol du chapitre, les bras en croix, il manifestera sa volonté de ne pas se comporter en ennemi de la croix du Christ, mais de suivre au plus près Jésus Crucifié. « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive. »

Ce soir, c’est le bûcher de son holocauste qu’Éric va allumer, un bûcher qui s’embrasera le jour de sa profession perpétuelle, s’il obtient (par vos prières, mes bien chers frères !) la grâce de la persévérance, et qui se consumera jusqu’au dernier jour de sa vie. C’est d’abord cela, la vie religieuse, un holocauste, un sacrifice de toute une vie. Pourquoi ? Pour l’amour de Jésus-Christ. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »

Ce faisant, en suivant le Christ de plus près, en renonçant publiquement et pour toujours à des biens et des projets légitimes, mais dont l’attachement risque de nous détourner de Dieu, le religieux se place, par ses trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, dans un état particulier : « l’état de perfection à acquérir ». Non pas que le religieux soit déjà parfait, mais il se donne objectivement les meilleurs moyens d’atteindre la perfection de la charité, la sainteté. C’est pourquoi la vie religieuse constitue un état qui est objectivement supérieur au mariage. C’est l’enseignement solennel du concile de Trente ; c’est la doctrine traditionnelle de l’Église.

Or cette doctrine traditionnelle n’est plus enseignée aujourd’hui. Notre époque sentimentaliste et égalitariste, qui exalte la sincérité ne supporte plus que l’on affirme l’existence de hiérarchies objectives. On va répétant que toutes les religions se valent, qu’elles constituent toutes d’authentiques moyens d’accès à Dieu, que l’on se sauve aussi bien dans l’islam que dans le christianisme. La nouvelle messe et la messe traditionnelle, c’est la même chose, c’est seulement une question de sensibilité. Et l’on répète également que le mariage est un état de vie qui, à tout prendre, vaut bien la vie religieuse pour se faire saint et sauver son âme (si tant est que nous devions encore sauver notre âme…), voire qu’il est même meilleur pour réaliser son épanouissement personnel. Il y a divers chemins de sainteté et tous se valent, des voies différentes, mais complémentaires.

Contre cette erreur qui commençait à se répandre dans les années cinquante, le pape Pie XII avait tenté de réagir : « Certains soutiennent que la grâce communiquée ex opere operato (du simple fait que le sacrement est validement reçu) par le sacrement sanctifie le mariage, au point d’en faire un instrument plus efficace que la virginité pour unir les âmes à Dieu, étant donné que le mariage chrétien est un sacrement, et non pas la virginité. Nous dénonçons dans cette doctrine une erreur dangereuse. Certes, le sacrement accorde aux époux la grâce d’accomplir saintement leur devoir conjugal et il renforce les liens d’affection réciproque qui les unit ; mais le but de son institution n’est pas de faire de l’usage du mariage le moyen le plus apte en lui-même à unir à Dieu l’âme des époux par les liens de la charité. […] Enfin, on ne saurait affirmer, à la manière de certains, que “l’aide mutuelle” recherchée par les époux dans le mariage soit un secours plus parfait pour parvenir à la sainteté que la “solitude du cœur” des vierges et des continents. » « Où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6,26). Le cœur de la personne mariée est partagé (cf. 1 Co 7, 34).

Malheureusement, ces avertissements de Pie XII ne seront pas entendus. Le concile Vatican II a hélas écarté l’emploi de l’expression « état de perfection » tandis qu’il a exalté le laïcat et le mariage. Et les papes qui suivront, pas plus que la plupart des théologiens et des prédicateurs, n’ont repris cette doctrine classique. Cela, joint au matérialisme des dernières décennies, sera la cause d’une crise d’identité sans précédent de la vie religieuse. Les religieux et les religieuses ne vont plus comprendre ce qu’ils sont. Si leur état n’est pas en soi meilleur que le mariage, pourquoi faire tous ses sacrifices pour devenir religieux ?

Les abandons vont être massifs, la chute des vocations vertigineuses. Depuis 1965, fin du concile Vatican II, le nombre des religieux dans le monde a diminué de moitié. Des ordres entiers se sont vidés. Chaque année 3 000 religieux et religieuses obtiennent leur dispense de vœux pour retourner à l’état laïque et se marier. Le Préfet de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique racontait il y a quelque temps qu’une religieuse de soixante-dix ans a demandé et obtenu la dispense de ses vœux, car elle voulait faire l’expérience la maternité. Elle a demandé la dispense de ses vœux et elle a adopté un enfant… Cette pauvre religieuse, ne savait plus ce qu’elle était – si elle l’a jamais su. Elle n’avait pas compris que, comme religieuse, elle pouvait exercer une vraie maternité spirituelle, que son sacrifice de religieuse était autrement plus fécond que celui d’une mère de famille.

Les responsables de ce naufrage général de la vie religieuse, le pape Pie XII les avait désignés à l’avance. En 1952, il s’exprimait ainsi devant des supérieures religieuses :

« Vous savez que les Ordres de femmes traversent une crise assez grave : nous voulons dire la baisse du nombre des vocations. Cette crise n’a certes pas encore atteint tous les pays. Mais déjà maintenant, dans une série de pays européens, elle est inquiétante. Dans une région où, il y a vingt ans, la vie religieuse féminine était en pleine effervescence, le nombre des vocations a baissé de moitié. […] Nous voulons nous adresser à ceux qui, prêtres ou laïcs, n’ont plus un mot d’approbation ou de louange pour la virginité vouée au Christ ; qui, depuis des années, malgré les avertissements de l’Église et à l’encontre de sa pensée, accordent au mariage une préférence de principe sur la virginité ; qui vont même jusqu’à le présenter comme le seul moyen capable d’assurer à la personnalité humaine son développement et sa perfection naturelle. Ceux qui parlent et écrivent ainsi, qu’ils prennent conscience de leur responsabilité devant Dieu et devant l’Église. Il faut les mettre au nombre des principaux coupables d’un fait dont nous ne pouvons vous parler qu’avec tristesse. »

Ne croyez pas, mes bien chers frères, que je ne prêche que pour ma paroisse. Le discrédit de la vie religieuse n’est pas sans conséquence sur le mariage lui-même. Les religieux et les religieuses sont le cœur de l’Église. Quand le cœur va mal, c’est tout le corps qui est affaibli. Les religieux et les religieuses, par leur vie de prière et de sacrifice, attirent des grâces qui se répandent sur tout le Corps mystique. Les époux chrétiens ont besoin de l’exemple et du témoignage des religieux pour ne pas se comporter eux-mêmes en ennemis de la croix du Christ.

Comme par hasard, la vie religieuse est en crise, mais l’institution du mariage ne se porte guère mieux. Combien de mariages chrétiens qui explosent, après dix, vingt ans de vie commune, avec trois, cinq, parfois dix enfants. Les divorces, les déclarations de nullité sont en augmentation exponentielle. Or, bien souvent, l’échec de ces mariages n’est pas dû à une prétendue incapacité des époux, mais à des difficultés qui auraient pu être surmontées, s’il n’y avait pas eu refus de la lutte et du sacrifice ; si les conjoints ne s’étaient pas comportés en ennemis de la croix du Christ ; s’ils avaient compris que le mariage n’est pas en vue de leur accomplissement personnel selon des critères mondains et d’un bonheur purement terrestre.

Mes bien chers frères, vous voulez que les mariages chrétiens tiennent bon ? Alors, ayez en grande estime la vie religieuse, qui constitue un état de perfection supérieur au mariage. Priez pour la persévérance des religieux et des religieuses, et pour que des vocations religieuses, de jeunes gens et de jeunes filles, fleurissent dans votre foyer.

Quant à vous, mon cher Éric, qui allez ce soir revêtir la livrée de saint Dominique, souvenez-vous toujours que celle que vous porterez désormais est ornée sur le devant de la croix. Cette croix, qui nous est imposée, c’est celle de la crise de l’Église, qui viendra colorer votre sacrifice d’une teinte particulière.

Que la Très Sainte Vierge Marie, exemple sublime de consécration parfaite, qui a donné le scapulaire au Bienheureux Réginald et par lui à l’Ordre tout entier, vous communique l’amour qui vous permettra d’offrir chaque jour votre vie pour le Christ, en coopérant avec Lui au salut du monde.

fr. Réginald-Marie Rivoire