Aux côtés de sainte Jeanne d’Arc, de saint Bernardin et de sainte Catherine de Sienne, saint Vincent Ferrier fut l’une des figures marquantes de la fin du Moyen Âge. Il a dominé son époque par l’envergure de sa pensée, de son action diplomatique et de sa prédication. Il s’est montré tour à tour comme « ce héraut de la parole divine, ce prédicateur de la vertu, cet admirable médiateur de la paix » [1]. Il est rare de trouver réunies en un seul homme des qualités et des dispositions aussi diverses. Dieu a suscité cet homme providentiel à une époque profondément troublée. La chrétienté était déchirée par le Grand Schisme, et elle subissait le contrecoup des guerres entre royaumes, ainsi que les suites funestes de la peste noire. Le désordre des esprits et des mœurs exigeait une réforme profonde de la société, saint Vincent Ferrier y contribua grâce à son action politique et à ses courses apostoliques à travers la chrétienté.

L’enfance et la formation

C’est à Valence, en Espagne, que Vincent Ferrier naquit en 1350 [2]. Il était le quatrième enfant de Guillaume Ferrier et de Constance Miquel. Son père exerçait le métier de notaire, charge qui était héréditaire dans sa famille depuis le siècle précédent. Avant même sa naissance, il y eut plusieurs signes surnaturels qui entourèrent la personne de Vincent Ferrier. Ils ne cesseront de se multiplier tout au long de sa vie. Leur nombre, leur variété et leur caractère spectaculaire déconcertent l’historien soucieux de respecter les exigences de la critique propre à sa matière. Ils paraissent comme un défi lancé à la raison naturelle laissée à ses seules lumières. Ils constituent des pierres d’achoppement pour l’historien qui exclut a priori l’existence du surnaturel. Telle n’est pas l’approche de l’historien catholique, pour qui le surnaturel, qui inclut de soi la possibilité du miracle, fait partie intégrante des faits historiques, et est observable pour le moins dans ses effets. Comme le soulignait le pionnier des études vincentiennes, le Père Fages, dominicain : « […] pour vouloir éviter ou estomper à outrance le surnaturel, on tombera dans des difficultés et des inconséquences plus fortes que les faits de surnature » [3].

Sans nous prononcer sur la vérité de chacun des miracles qui précédèrent sa naissance, relevons-en quelques-uns [4]. Les trois premières grossesses de Constance Ferrier se montrèrent difficiles. À sa grande surprise, elle ne subit aucun de ces troubles quand elle attendit son fils Vincent. Bien au contraire, elle sentait une force qui lui donnait un certain élan. Autre signe qui se réalisa durant sa grossesse : un jour qu’elle faisait l’aumône à une pauvre femme aveugle, celle-ci lui demanda la permission de poser la tête sur son sein. Voilà qu’elle recouvrit aussitôt la vue. Les signes précurseurs de sa venue incitèrent le Conseil de la ville de Valence à se réunir pour désigner les parrains du fils de Guillaume Ferrier. On désigna trois jurés qui portèrent le nouveau-né sur les fonts baptismaux, ils étaient accompagnés de Dona Raymonde d’Encarroz y Villaragut, membre de la noblesse de Valence. Au moment de la cérémonie, il y eut un différend entre les parrains, chacun choisissant à son gré un prénom. Le célébrant trancha la discussion en lui imposant le prénom de Vincent, plaçant ainsi le nouveau-né sous le patronage du diacre espagnol, martyr, que l’on fêtait précisément ce jour-là, 23 janvier 1350. Vincent Ferrier reçut la grâce du baptême dans l’église Saint-Étienne, située proche de la cathédrale, et qui, quelques siècles plus tard, accueillera le tombeau d’un autre saint dominicain originaire de Valence, saint Louis Bertrand.

D’après les anciens biographes de saint Vincent, le garçon aurait été revêtu d’un pouvoir de thaumaturge dès ses plus jeunes années. On lui attribue par exemple la guérison d’une plaie cancéreuse dont souffrait l’un de ses camarades. À vrai dire, les sources historiques sont rares pour la période de sa jeunesse. La raison tient à ce que les enquêtes menées en vue de sa canonisation ont été organisées loin de sa ville natale. Les autorités ecclésiastiques constituèrent quatre tribunaux pour interroger les témoins qui avaient connu Vincent Ferrier, trois en France (Avignon, Toulouse et Vannes) et un autre en Italie (Naples). L’un des rares témoignages concernant son enfance a été déposé par un chartreux de la Porta Cœli : « J’ai entendu dire que Maître Vincent dans son enfance était d’un bon naturel, dévot et tendant à la pénitence, au point que presque tous s’étonnaient de la conversation honnête qui apparaissait en lui, étant donné son jeune âge ». Sa dévotion lui fut transmise par ses parents qui le firent bénéficier d’une éducation profondément chrétienne. Il semble même que son père le destinait à une carrière ecclésiastique, puisqu’il le fit tonsurer dès l’âge de sept ans. À onze ans, il le fit pourvoir d’un bénéfice, attaché à la chapelle Sainte-Anne située dans l’église Saint-Thomas de Valence. Comme tout clerc de son époque, il suivit les cours prévus par le cursus scolaire, à savoir le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique), puis le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et dialectique). Doué d’une forte intelligence et d’une grande mémoire, il mettra plus tard à profit les connaissances acquises dans l’étude de ces « arts libéraux ».



Entrée chez les Frères Prêcheurs et études

Les années de son enfance étant révolues, il prit la résolution d’entrer en religion chez les frères dominicains du couvent de sa ville natale. Ce couvent avait été fondé par le roi Jacques Ier en accomplissement d’un vœu formulé en vue d’obtenir une victoire sur les musulmans. Il s’était engagé à établir à Valence un couvent de l’ordre des Prêcheurs, que les documents dénomment « la religion de Marie ». Il le pourvut des biens nécessaires à la construction d’une église et des lieux réguliers. Ce fut l’acte de fondation du Couvent royal de Saint-Dominique. Vincent Ferrier frappa à sa porte le 2 février 1367 et y reçut le saint habit le 5 février des mains du Prieur, le Père Matthieu de Benincasa. Grâce aux archives du couvent, on a conservé également le nom du Maître des novices qui l’initia aux usages de la vie dominicaine, le Père Thomas Carnicer. Comme la plupart des couvents et monastères d’Europe, le couvent de Valence avait déchu de son antique ferveur en raison des ravages causés par la peste noire. Elle arriva en 1348 dans la péninsule ibérique et décima largement les fils de saint Dominique. La Province dominicaine d’Aragon, dont dépendait le couvent de Valence, subit la perte de 512 religieux sur 640. L’observance régulière en subit un sérieux contrecoup, pour la simple raison qu’on accepta sans trop de discernement des vocations peu solides. À cela s’ajoutait que les communautés s’étant réduites à peu de sujets, elles ne pouvaient plus assumer les observances régulières selon la rigueur primitive. Le couvent des dominicains de Valence ne fut pas à l’abri de ces malheurs des temps, comme les chroniques l’attestent. Il serait toutefois trop simpliste d’imaginer que tous les Frères prêcheurs valenciens étaient devenus des religieux mitigés. À titre d’exemple, le Père Thomas Carnicer était un homme austère, animé du zèle pour la stricte observance. Il inculqua à Vincent Ferrier l’amour de la pénitence, qu’il pratiqua sa vie durant et qu’il ne cessera d’enseigner dans ses sermons, et spécialement dans son Traité de la vie spirituelle. Il resta toujours attaché à l’idéal de perfection religieuse auquel il s’était engagé par ses vœux de religion qu’il prononça « usque ad mortem » le 6 février 1368.

S’ouvrit alors le temps de la formation intellectuelle, qui, chez les dominicains de la Province d’Aragon, ne comptait pas moins de 15 années. L’un des biographes de saint Vincent Ferrier, Matthieu-Maxime Gorce, a réussi à déterminer avec précision le cursus universitaire suivi par saint Vincent entre 1368 et 1377 [5]. Grâce aux études qu’il avait menées avant d’entrer chez les Prêcheurs, Vincent bénéficia de plusieurs dispenses qui lui firent gagner six années sur la ratio studiorum [6] en vigueur dans la Province d’Aragon. Il commença par étudier la logique au couvent de Barcelone. Les travaux qu’il laissa par la suite prouvent qu’il excella dans cette discipline, désignée par Aristote comme l’ars artium [7].

La formation universitaire mettait fortement l’accent sur la dialectique. Si elle se montrait comme une puissante arme intellectuelle pour l’investigation philosophique et théologique, elle dégénéra chez certains en abus désordonné de subdivisions logiques. Ce défaut ne doit pas faire oublier les progrès que la logique fit faire aux diverses sciences dont elle était la servante. À lire les auteurs du Moyen Âge finissant, on s’aperçoit qu’elle imprima une forma mentis [8] logicienne qui imbiba profondément les esprits. Les ouvrages de saint Vincent Ferrier en portent tous la marque. Dans ses sermons, il conserve une propension à classer et subdiviser ses arguments et les présente avec une clarté d’exposition qui impressionne n’importe quel esprit moderne. On perçoit une charpente rationnelle qui soutient l’ensemble de son raisonnement, mené de l’exorde à la péroraison. Ses professeurs perçurent très vite en lui des talents de logicien et lui firent faire de 1370 à 1372 ses premières armes comme professeur de logique au couvent de Lérida. Il y acquit une certaine célébrité à tel point qu’en plus des étudiants dominicains, des laïcs vinrent écouter ses leçons. Il écrivit deux traités de logique, L’unité de l’universel et Le traité des suppositions dialectiques ; ce dernier demeure un modèle du genre.

Après l’étude de la philosophie, venait le temps d’aborder les sources de la révélation, plus spécialement l’Écriture Sainte. Le provincial l’envoya au grand couvent des études générales à Barcelone pour y étudier cette matière. Des professeurs savants dispensaient un enseignement de qualité et se montraient des initiateurs de la méthode exégétique en s’intéressant au milieu historique dans lequel naquit la Bible. Vincent puisa auprès d’eux sa connaissance des mœurs juives de l’Ancien Testament et aussi du temps du Christ. Il apprit également l’hébreu, ce qui lui permit par la suite de discuter sur un pied d’égalité avec les rabbins espagnols, quand il se lança avec eux dans des controverses doctrinales. À Barcelone, il assuma également la charge de professeur de sciences physiques qui avaient pour base les livres d’Aristote. À l’époque, les sciences n’étaient pas compartimentées comme elles le sont aujourd’hui. Un même professeur pouvait enseigner des matières aussi différentes que l’Écriture Sainte, la théologie et les « naturales » [9]. Saint Albert le Grand, par exemple, excella dans tous ces domaines et rédigea des ouvrages dans les matières les plus diverses.

Le cursus des études n’était pas encore achevé pour Frère Vincent. Il se rendit ensuite en 1376, sur ordre de son Provincial, à l’université de Toulouse pour compléter ses connaissances en théologie. Cette université était profondément liée au couvent des dominicains qui contribuaient à lui assurer son aura d’orthodoxie. Selon la volonté des papes, elle était une citadelle de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, dont les restes venaient depuis peu d’être translatés solennellement dans l’église des Jacobins. Vincent acheva ses études auprès de ses confrères de Toulouse. Fort de son bagage intellectuel, il regagna Valence.

L’apostolat de saint Vincent et son action diplomatique

Saint Vincent reçut en 1378 le sacerdoce des mains du Cardinal Pedro de Luna, qui tiendra une grande place dans sa vie. Très vite, il commença une carrière apostolique fructueuse, remplissant ainsi sa vocation de Frère Prêcheur, dont le programme est résumé en une phrase par saint Thomas : « Contempler et transmettre aux autres les fruits de sa contemplation ». Il le fit par l’enseignement à l’école cathédrale de Valence où, nommé lecteur en théologie, il commenta six années de suite les Épîtres de saint Paul. De nombreux clercs et laïcs affluèrent pour entendre ses leçons. Sa renommée fut telle qu’à la fin de son enseignement, l’université de Lérida lui décerna en 1388 le titre de « Maître en théologie », titre parcimonieusement donné, qui correspond à la récompense la plus haute accordée dans l’Ordre dominicain. L’enseignement de Maître Vincent se déploya sous des formes variées. Il assura régulièrement des prédications à travers l’Espagne de 1380 à 1392. Il prêcha le carême à Valence en 1381, celui de Ségovie en 1386 et, en 1392, il assura des prédications dans les royaumes de Catalogne, Valence et Aragon.

En sillonnant l’Espagne, il constata que vivaient pêle-mêle chrétiens, maures et juifs. Les musulmans étaient cantonnés dans le royaume de Grenade, tandis que les juifs étaient profondément mêlés à la vie publique et possédaient une influence croissante sur la société espagnole [10]. Dans les villes, ils achetaient à prix d’or des charges municipales, écartant par le fait les chrétiens de ces postes de décision. Les rois de Castille et d’Aragon laissèrent cet état de fait et permirent à la diaspora juive de gagner de l’influence. À cela s’ajoutait qu’ils célébraient avec ostentation leurs cérémonies et imprégnaient les mœurs espagnoles de leurs coutumes et de leur religion. Le pape Grégoire XI s’en inquiéta en 1375 et les Cortès [11] de Castille en 1377 exigèrent auprès d’Henri II des mesures pour diminuer l’usure pratiquée par les juifs. Le mécontentement parmi les chrétiens augmenta et dégénéra malheureusement en représailles sanglantes. En 1391, il y eut en Aragon et en Castille une vague de pogroms contre les juifs, qui fut particulièrement sanglante à Valence, avec le massacre de 250 israélites, sans compter les nombreux viols. Dans ce contexte troublé, saint Vincent Ferrier condamna fermement ces actes de violence et prit résolument la défense des juifs. Ses sermons en témoignent, il revient souvent sur ce sujet entre 1409 et 1414. Citons à titre d’exemple ce passage : « Les apôtres qui ont conquis le monde ne portaient ni lances ni couteaux. Les chrétiens ne doivent pas tuer les juifs avec le couteau, mais avec des paroles et pour cela les émeutes qu’ils font contre les juifs, ils les font contre Dieu même, car les juifs doivent venir d’eux-mêmes au baptême » [12]. Son empathie et sa bienveillance à leur égard, ainsi que sa connaissance approfondie de l’hébreu et de la torah, lui permirent de gagner au Christ nombre d’entre eux, y compris des rabbins, tel Yeoshua ha-Lurqui qui prit le nom de Jérôme de Sainte Foi. Une fois converti, ce dernier voulut convertir un grand nombre de juifs. Dans ce but, il convoqua à Tortose des conférences contradictoires entre rabbins et théologiens. Il semble que saint Vincent tint un grand rôle, même s’il ne participa pas à toutes les séances qui s’étalèrent sur deux années. Il contribua au mouvement massif de conversion qui toucha les juifs d’Aragon et d’autres régions d’Espagne.

On le sollicita également pour régler des différends, en particulier pour arranger celui qui opposa quatre ordres mendiants avec le clergé séculier valencien à propos des sépultures. Ce genre de conflits était malheureusement fréquent à l’époque de la chrétienté médiévale. Nous touchons ici un autre aspect de la personnalité de saint Vincent Ferrier, celui de l’homme d’action et de gouvernement. Ses frères en religion discernèrent très vite en lui ses compétences d’ordre pratique. Ils l’élurent, un an à peine après son ordination, comme Prieur du Couvent royal de Valence.

Son influence dépassa les cercles ecclésiastiques pour s’étendre à celui des gouvernants. Sa notoriété atteignit les oreilles du roi Jean Ier d’Aragon, qui en fit son conseiller et son ami, tandis que son épouse, la reine Yolande, le prit comme confesseur, charge qu’il exerça entre 1392 et 1394. Après la mort de Jean Ier, Vincent continua son rôle auprès de son fils qui lui succéda, Don Martin, avec qui il entretenait une correspondance depuis 1386. Don Martin avait hérité de biens confisqués aux chanoines de Tarragone. Ses prédécesseurs avaient été frappés d’une mort violente, que beaucoup considéraient comme un châtiment divin. Saint Vincent partageait cette manière de voir les événements et il lui adressa l’avis suivant : « Votre Altesse sait comment son père est mort, cité au tribunal de Dieu par les chanoines de Tarragone, pour avoir mis les mains sur le patrimoine de cette église, et comment son fils, votre frère, pour ne pas avoir réparé cette faute, est mort aussi tristement pendant une chasse. Que votre Altesse se hâte donc de réparer et de payer les dettes de son père et de son frère. Si elle ne le fait pas, qu’elle s’attende à être châtiée comme eux ». Don Martin se rangea à l’avis de son ami et restitua aux propriétaires le bien mal acquis. Il nous reste peu de lettres de la correspondance entre Vincent et la famille royale aragonaise. La plupart des écrits autographes de saint Vincent sont devenus, à partir de sa canonisation, des reliques et furent dispersés hors des archives. Vincent tint un grand rôle au moment de la délicate succession du trône d’Aragon, don Martin étant mort en 1410 sans laisser de progéniture. La réunion d’Alcañiz tenue en 1412 trouva enfin une solution sur la suggestion de saint Vincent Ferrier, l’un des neuf membres désignés pour régler la succession.

Saint Vincent est plus connu encore comme conseiller du pape Benoît XIII, l’un des papes qui gouvernaient l’Église. Le Grand Schisme éclata en 1378 et devait durer jusqu’en 1417. Il déchira l’Église en deux, voire en trois obédiences à la période la plus houleuse. Tout commença avec l’élection du pape Urbain VI lors du conclave tenu à Rome en 1378. Très vite le nouveau pontife se montra autoritaire et fit subir de mauvais traitements à certains cardinaux. Quelques mois plus tard, une discussion s’éleva sur la légitimité de son élection. Plusieurs cardinaux se réunirent à Fondi dans le Royaume de Naples pour élire un nouveau pape, qui prit le nom de Clément VII. Il établit son siège en Avignon, ce qui entraîna la division de l’Église sous deux autorités qui s’affrontèrent, chacun des deux papes proclamant sa légitimité et réunissant autour de lui des partisans. Urbain VI comptait sous son obédience l’empereur d’Allemagne, les rois de Bohême, de Hongrie et de Portugal, tandis que Clément VII bénéficiait du soutien des rois de France et d’Écosse.

La confusion des esprits était si profonde de part et d’autre qu’il se trouvait des grands serviteurs de Dieu qui soutenaient de bonne foi la légitimité des deux papes, chacun de son côté. Sainte Catherine de Sienne avait pris parti en faveur du pape de Rome et saint Vincent en faveur de son concurrent en Avignon. Très vite, il prit à cœur de résoudre ce scandale qui déchirait en deux le manteau sans couture de l’Église du Christ. Il se mit à la tâche en 1380 en rédigeant son Traité du schisme moderne [13] afin de lever l’indétermination qui planait sur les deux pontifes. Il fit œuvre de théologien et non de polémiste. Son but était de rechercher le vrai bien de l’Église et, plus directement, de faire sortir de la neutralité le roi Pierre IV d’Aragon, en lui montrant que seul Clément VII était légitime.

À l’écrit, saint Vincent joignit l’action. L’année suivante, en 1381, il accompagna le cardinal Pierre de Lune dans ses voyages de propagande en faveur de leur favori auprès des cours d’Aragon, de Navarre, de Castille et du Portugal pour qu’elles offrissent leur obédience. Les résultats de leurs pourparlers se firent attendre : le roi Pierre IV tirait profit de sa neutralité, grâce à laquelle il pouvait s’adjuger des revenus ecclésiastiques. Ce n’est que son deuxième successeur, Martin l’Humain, ami de longue date de saint Vincent, qui rallia en 1396 le parti du pape d’Avignon.

Entre temps, en 1394, Pierre de Lune fut élu pape pour succéder à Clément VII et prit le nom de Benoît XIII. Il appela l’année suivante saint Vincent et lui confia les offices de Confesseur du pape, Pénitencier apostolique, Chapelain domestique et Maître du Sacré Palais. Vincent devenait ainsi l’un des personnages-clefs du pontificat et il n’eut de cesse de travailler à la résolution du schisme, persuadé qu’il était de la légitimité de Benoît XIII. Les événements dévoilèrent peu à peu le vrai visage du pontife. En 1398, le roi de France Charles VI retira son obédience à Benoît XIII suite aux décisions prises par un concile national mené sous l’influence de l’université de Paris. Le roi de France envoya des bandes armées et fit mettre le siège devant le palais du pape pour le faire céder. Benoît XIII riposta en lui envoyant ses propres troupes. De ce jour, Vincent acquit la conviction que Benoît XIII était profondément obstiné et qu’il recherchait ses intérêts personnels plutôt que le vrai bien de l’Église.

L’Europe était à feu et à sang : les guerres n’en finissaient pas entre la France et l’Angleterre, en Italie entre les Guelfes et les Gibelins ; la peste et la famine menaient de concert leurs ravages. L’Église n’était pas épargnée, elle était doublement déchirée, d’une part par le Grand Schisme, et, d’autre part, par diverses hérésies : celles de Wyclif et de Jean Hus. L’accumulation de ces désordres qui déstabilisaient les bases de la chrétienté troubla profondément l’âme de saint Vincent Ferrier. Il se reprocha d’être la cause de ces désastres et d’avoir sa part de responsabilité dans l’attitude de Benoît XIII. En septembre 1398, il quitte le palais pontifical pour se réfugier dans le couvent des dominicains d’Avignon. Il tomba dans un état de prostration qui le mena aux portes de la mort. Son organisme défaillit sous la pression des idées noires qui assaillaient son esprit. Il fut pris d’une fièvre ; ses forces ayant diminué, il attendait la mort. Contre toute attente, Dieu accomplit un miracle en sa faveur. Dans une lettre adressée en 1412 à Benoît XIII, il décrivit ainsi le revirement dont il bénéficia :

Il y a environ quinze ans, un religieux [c’est de lui-même qu’il s’agit], dangereusement malade, priait Dieu affectueusement de lui rendre la santé, afin qu’il pût continuer à prêcher la parole sainte ; voilà que, pendant sa prière, et dans un demi-sommeil, saint Dominique et saint François lui apparurent à genoux, adressant, eux aussi, au Christ de ferventes supplications. À leur prière, le Christ descendit avec eux vers ce religieux malade, et, de sa sainte main, lui touchant familièrement la joue, il lui confia mentalement, mais d’une façon très distincte, la mission d’aller prêcher par le monde, à l’exemple des deux saints qui l’accompagnaient, lui faisant entendre qu’il attendrait les résultats de cette prédication avant la venue de l’Antéchrist. Au contact de la main divine, le religieux s’éveilla complètement guéri de son infirmité. La providence a bien voulu confirmer cette mission divinement conférée à ce religieux, et remplie par lui du meilleur de son cœur [14].

Benoît XIII put constater à l’époque la guérison subite et totale de Maître Vincent ; pourtant il différa son envoi en mission pour lui confier à la place plusieurs missions diplomatiques et apostolats en Catalogne. Revenu à la cour pontificale, saint Vincent reçut le 22 novembre 1399 l’accord du pape qui lui conférait les pouvoirs attachés au titre de légat a latere Christi, mandat qui lui permettait de s’élancer à travers l’Europe pour y prêcher [15].



Le prédicateur itinérant

À quarante-neuf ans, saint Vincent commençait une nouvelle étape dans sa vie, la plus fameuse de toutes et qui fit de lui l’une des figures majeures du Moyen Âge finissant. Il y consacra son savoir, ses talents et son énergie au point de n’avoir ni trêve, ni repos, ce qui fera de lui une « sorte de juif errant de la prédication » [16]. L’itinéraire qu’il suivit nous est connu en partie par la lettre qu’il adressa le 17 décembre 1403 au Maître général des dominicains (de l’obédience avignonnaise), Jean de Puynoix. À l’aide de cette source et de celles laissées dans les villes qu’il traversa [17], on peut retracer son parcours. Saint Vincent commença en 1399 par évangéliser le pays d’Avignon, puis il gagna le Dauphiné. De là, il passa en Lombardie, dans le pays de Genève et la Suisse. Il regagna ensuite le Piémont. En 1404, il revint en France dans le pays lyonnais puis passa en Suisse, à Fribourg et en Savoie. L’année suivante, après un retour par le sud de la France, il atteignit le nord de l’Italie pour rejoindre les Flandres et la Belgique. De 1406 à 1415, il sillonna en tous sens l’Espagne pour y prêcher. En 1416, il pénétra dans la France ravagée par la Guerre de Cent ans. Il prêcha dans le Languedoc, à Toulouse, puis il se rendit dans le duché de Bourgogne, où il séjourna en 1417. De là, il est probable qu’il passa en Lorraine, sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude, faute de document. On le retrouva à Nevers, puis il passa à Tours et prêcha à Angers pour arriver dans le duché de Bretagne, à Nantes. De là, il se rendit à Vannes, où se tenait la cour ducale. Il remonta ensuite vers le nord, à Caen, où se trouvait la cour du roi d’Angleterre, qu’il rencontra. Enfin il revint à Vannes pour y mourir le 5 avril 1419.

Vaste parcours grâce auquel il évangélisa en profondeur les villes qu’il traversa. Son bref passage laissait un souvenir impérissable auprès des foules qui accouraient pour entendre ses sermons. Ces succès apostoliques tiennent à plusieurs raisons. La première est le miracle du don des langues : quel que fût le pays où il se trouvait, il prêchait, soit en latin, soit dans sa langue maternelle, le catalan, mais il était compris de tous. On conserve de nombreux sermons donnés en cette langue, grâce aux notes prises par des clercs, et rassemblés en recueils [18]. Sa parole de prédicateur eut des effets spirituels très efficaces. Elle avait le don d’enthousiasmer et de convertir des foules entières. Elle marqua profondément certaines régions, qui en furent totalement renouvelées. Par exemple, il fit disparaître certaines erreurs grossières ou même des hérésies comme celle qui sévissait dans le pays de Genève, où l’on fêtait le soleil le lendemain de la Fête-Dieu. Sa notoriété devint telle que les foules se précipitaient à l’annonce de sa venue. Elles venaient à ses devants pour l’accueillir en triomphe dans leur ville. Les membres du conseil municipal le recevaient en grande pompe. Ils faisaient construire pour l’occasion une grande chaire en bois d’où Vincent prêchait en plein air pendant deux ou trois heures.

Les sujets de ses sermons étaient très variés : la passion du Christ, les fins dernières, des panégyriques en l’honneur de tel saint. Peu importe l’objet qu’il traite, il en profite pour vitupérer les mœurs de ses contemporains avec un ton simple et parfois trivial. De ce point de vue, saint Vincent appartient bien à son époque où les prédicateurs n’hésitaient pas à verser dans un style qui nous paraîtrait grossier aujourd’hui. Pensons par exemple au célèbre prédicateur franciscain de la même époque, Olivier Maillard. Maître Vincent s’adressait d’abord au peuple, qu’il appelait « mes bons gens », et il se mettait à sa portée. Ce qui est remarquable, c’est son art consommé de transmettre des vérités profondes tirées de sa connaissance de la doctrine thomiste et de les adapter en un langage accessible sans en trahir le contenu. Ce tour de force est à lui seul un exploit. D’ailleurs, ses sermons serviront de modèles pendant des siècles. Saint François de Sales et Bossuet les fréquenteront assidûment pour faire leurs armes de prédicateurs.

Une discussion s’est élevée entre les historiens pour savoir quelle place le thème du jugement dernier tient dans ses sermons[19]. Indéniablement, ce thème revient assez souvent, sans pour autant constituer le sujet principal de sa prédication. Il semble que ce soit plutôt le péché et le salut qui constituent l’objet principal de son discours. Son propos est de réformer les mœurs de ses contemporains et de participer au renouvellement de la chrétienté. Il se sentit d’autant plus investi de cette mission qu’il s’identifia à l’Ange de l’Apocalypse dans sa lettre sur la fin du monde adressée à Benoît XIII. Il réveilla ses auditeurs et tenta de les faire sortir de leur torpeur spirituelle en leur rappelant ce verset du livre de l’Apocalypse : « Craignez Dieu et rendez-lui gloire, car voici l’heure de son jugement » (Ap 14, 7).

Sa parole fut accréditée par un nombre impressionnant de miracles. L’enquête en vue de sa canonisation a reconnu comme authentiques pas moins de 873 miracles. Ses biographes en ont retenu bien davantage ; ces miracles présentent une extrême variété. Le Père Fages a relevé 28 résurrections réalisées de son vivant grâce à sa prière. Si, sur cet ensemble de plusieurs centaines de miracles, certains paraissent étranges et font douter de leur authenticité, il en est d’autres qui sont établis par des témoignages de première main. Le procès de canonisation en fait foi. La preuve la plus forte en faveur de leur authenticité est l’abondance des sources, très différentes quant à leur origine géographique, et fournissant des renseignements précis et concordants sur la façon dont les miracles furent opérés. Ils furent autant de signes évidents qui prouvèrent que saint Vincent Ferrier était envoyé de Dieu pour convertir les peuples.

Sa mort et sa canonisation

Après avoir consacré vingt années à parcourir divers royaumes pour prêcher à temps et à contretemps, menant en cela une vie comparable à celle des premiers apôtres, saint Vincent s’arrêta en Bretagne, comme le lui avait annoncé le Christ : « Tu mourras à la fin de la terre ». Il tomba malade à Vannes et s’établit dans la maison qui appartenait à une dame d’honneur de la duchesse de Bretagne. Entouré d’espagnols de sa compagnie et de la duchesse, il rendit son dernier soupir le 5 avril 1419. Son corps fut précieusement conservé par les habitants de Vannes et on le déposa dans la cathédrale auprès du grand autel.

Étant donné les marques évidentes de sa sainteté, aussi bien les dominicains que les Valenciens et les Bretons souhaitaient qu’il fût canonisé. On fit mener les enquêtes dûment exigées par le droit, et, sur leurs résultats, le pape Calixte III déclara Vincent bienheureux le 3 juin 1455, et son successeur Pie II signa la bulle de canonisation le 12 octobre 1458.

Le culte que le peuple chrétien rendit sans interruption à ses reliques à travers les siècles prouve à lui seul le rayonnement de sa sainteté. Il fut largement diffusé en Bretagne, la toponymie et les nombreuses statues en son honneur en font foi. À Vannes, chaque année, deux fêtes solennelles étaient célébrées en son honneur, l’une le 5 avril, date de son dies natalis [20], et l’autre le 6 septembre, en mémoire de la translation de ses reliques. Son pays natal n’est pas en reste, il garde jalousement la trace de son souvenir au point d’avoir transformé sa maison natale en église. Grâce aux Espagnols, son culte s’est largement répandu en Italie, spécialement à Naples, qui était une possession de la couronne de Castille ; il s’étendit en Amérique latine par l’entremise des missionnaires dominicains partis d’Espagne. Après son passage sur terre, la voix de saint Vincent continue encore de retentir : « In omnem terram exivit sonus eorum : et in fines orbis terræ verba eorum » [21] (Ps 18, 5).

Fr. Bertrand-Marie Guillaume

Présentation auteur

Religieux de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, le père Bertrand-Marie Guillaume est titulaire d’une Maîtrise d’histoire de la Sorbonne, d’un Magistère d’Antiquité classique et d’un Baccalauréat de théologie (UCO d’Angers).

Copie de harissa.jpg

[1] Lettre du pape Pie XII pour le Ve centenaire (de la canonisation) de saint Vincent Ferrier, 16 juin 1955, publiée dans les Documents Pontificaux de sa sainteté Pie XII, tome pour l’année 1955, éd. Saint-Augustin, Suisse, 1957, p. 184.

[2] Pour ce qui est de la chronologie de la vie de saint Vincent Ferrier, la plus critique, au point de vue historique, est celle établie par le P. Alfonso Esponera Cerdan, o. p., dans son livre intitulé : San Vicente Ferrer, vida y escritos, Edibesa, Madrid, 2005, pp. 147-151.

[3] Histoire de Saint Vincent Ferrier, éd. Uystpruyst et Picard, Louvain et Paris, tome 1er, 19012, p. VIII.

[4] Le P. Fages examine la valeur historique de ces faits surnaturels dans son ouvrage : Notes et documents de l’histoire de saint Vincent Ferrier, éd. Uystpruyst et Picard, Louvain et Paris, 1905, p. 33.

[5] M.-M. Gorce, Saint Vincent Ferrier (1350-1419), Plon, Paris, 1924, pp. 11 ss.

[6] La ratio studiorum d’une province fixe le programme des études philosophiques et théologiques que doivent suivre les religieux (NDLR).

[7] L’art des arts (NDLR).

[8] Forme ou tournure d’esprit (NDLR).

[9] Sciences naturelles (NDLR).

[10] Sur l’attitude de saint Vincent Ferrier à l’égard des juifs, on se reportera à l’article de Jean Dumont publié naguère : « Saint Vincent Ferrier, une nouvelle Pentecôte », in Sedes Sapientiæ n° 60, 1997, pp. 15 ss. En 1950 et 1953, la revue juive espagnole Sefarad a fait justice, en deux articles, des calomnies contre saint Vincent à ce sujet. Le premier de ces articles a été reproduit avec autorisation dans notre revue : « Saint Vincent Ferrier et l’antisémitisme », Sedes Sapientiæ, juin 2011, n° 116, pp. 65-69.

[11] Les Cortes sont des Assemblées ou des sortes de Parlements et sont dotées de pouvoirs législatifs étendus (NDLR).

[12] Cité par M.-M. Gorce, Saint Vincent Ferrier, p. 238.

[13] Il a fait l’objet d’une édition critique et d’une étude : Bernard Hodel, o. p., Le Tractatus de moderno ecclesie scismate de saint Vincent Ferrier (1380), Academic Press Fribourg, Fribourg (Suisse), 2008.

[14] Cité par le P. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier, 19012, tome 1, pp. 112-113.

[15] Comme le fait justement remarquer le P. Fages : « Ces pouvoirs de lier et de délier, il s’en servit fréquemment, preuve nouvelle qu’il croyait à la légitimité de Benoît XIII », op. cit., tome 1, p. 117.

[16] M.-Th. Lemoign-Klipffel, Saint Vincent Ferrier, coll. Grandes âmes dominicaines, Couvent dominicain de Lyon, 1938, p. 19.

[17] On a conservé dans les livres des comptes de ces villes les montants des frais occasionnés pour accueillir saint Vincent. Ces indications financières ont permis aux historiens modernes de reconstituer avec précision le tracé de ses courses apostoliques. Il s’agissait essentiellement de la construction d’une estrade et d’une chaire en bois adaptées aux messes célébrées en plein air sur la grand-place des villes, et également des banquets offerts en son honneur.

[18] Plusieurs d’entre eux ont fait l’objet d’une traduction à partir du catalan, ils ont été publiés en deux recueils : Saint Vincent Ferrier, Sermons, traduits par P. Grifeu, éd. de la Merci, Perpignan, 2010, et Saint Vincent Ferrier, Sermons sur la Passion, éd. de la Merci, Perpignan, 2016.

[19] Cf. l’article « Vincent Ferrier » rédigé par Philippe Niederlender, dans Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, sous la direction d’André Vauchez, Hachette, 1987, tome 7, p. 253.

[20] Jour de sa naissance au ciel (NDLR).

[21] « Leur son parcourt toute la terre, leurs accents vont jusqu’aux extrémités du monde ».