Peut-on consacrer des évêques sans mandat pontifical ? Réponse théologique

Le contexte : une critique théologique et ecclésiologique

Nous remercions M. l’abbé Jean-Michel Gleize, qui a exprimé récemment de nouveau le point de vue de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X sur la légitimité des sacres conférés le 30 juin 1988 sans mandat pontifical[4], de nous donner l’occasion de revenir sur cette importante question. Ayant vécu de près ce qui a précédé et suivi ces sacres, nous avons, à l’été 1988, fait le choix de vivre une pleine fidélité aux rites de la Tradition latine dans la communion hiérarchique. Nous avons alors souffert de la douloureuse séparation qui s’en est suivie avec Mgr Marcel Lefebvre, l’évêque qui nous a ordonnés en 1977, et dont le grand esprit sacerdotal et missionnaire faisait notre édification.

Nous sommes tous deux fondateurs de Fraternités canoniquement érigées par le Saint-Siège en octobre 1988. Mgr Lefebvre et nombre de prêtres qui l’ont suivi présentaient comme certain que nos Fraternités ne resteraient pas fidèles à leurs actes fondateurs, que nous serions contaminés par le « modernisme », et que finalement nous serions supprimés dans un délai assez bref. Les trente-quatre années écoulées ont montré l’inexactitude de ces prévisions. Nos Instituts, en dépit de pressions diverses, internes ou externes, sont restés fidèles à leur raison d’être initiale. Au travers de contradictions multiples, ils se sont notablement développés. Ce point jette une lumière significative sur ce que les partisans des sacres qualifient d’« opération-survie » : les sacres de 1988 auraient été absolument nécessaires pour que « la Tradition » survive. Notre existence prouve juste le contraire.

Revenons aux raisons de fond qui ont motivé notre désaccord avec les sacres de 1988 et notre refus de la dissidence qui s’en est suivie par rapport à la hiérarchie catholique, et qui continue depuis cette date.

L’abbé Gleize affirme que notre réflexion est « dépourvue de tout fondement dans les données de la Tradition ». Nous invitons le lecteur qui voudrait vérifier le bien-fondé de cette assertion à se reporter à nos études de l’époque[5]. Il constatera qu’elles sont abondamment et solidement fondées dans la doctrine des Pères et dans le Magistère. Elles sont accessibles en ligne[6]. Nous nous restreignons ici à mettre en lumière ce qui s’oppose aux assertions de l’abbé dans son dernier travail.

Réponse argumentée à la critique de l’abbé Gleize

On peut résumer schématiquement sa démarche de la façon suivante.

L’abbé Gleize insiste sur la différence de nature, dans l’épiscopat, entre le pouvoir d’ordre (transmis par les rites sacrés de la consécration) et le pouvoir de juridiction (transmis par l’injonction du Souverain Pontife). Il affirme une « parfaite séparabilité » de ces deux pouvoirs. Le schisme consisterait seulement à vouloir transmettre (comme les évêques chinois dans les années cinquante) le pouvoir de juridiction sans l’accord du pape. La pure transmission du pouvoir d’ordre constituerait au maximum une désobéissance, et elle serait justifiée dans certains cas de nécessité. Mgr Lefebvre le 30 juin 1988 se défendait de transmettre quelque juridiction que ce soit et il estimait qu’il y avait un cas de nécessité : « Son but était de donner à la Tradition et à l’Église le moyen de perpétuer le sacerdoce, sans compromission avec les nouveautés de Vatican II[7] ».

Ce raisonnement est invalidé par plusieurs considérations.

1. Pas de sacre légitime sans juridiction

Admettons par hypothèse la « parfaite séparabilité » de l’ordre et de la juridiction. Relevons que l’abbé Gleize omet de mentionner que, dans un sacre légitime, intervient toujours l’exercice d’une juridiction. En effet, l’acte par lequel le Pape désigne le sujet à sacrer ne relève pas du pouvoir d’ordre, mais du gouvernement de l’Église. Un évêque qui ordonne un prêtre non désigné par le Pape, même s’il entend ne pas transmettre à ce prêtre de juridiction, usurpe bien la juridiction du Pape en choisissant ce prêtre pour évêque. C’est une désobéissance en matière grave et, selon le critère mis en avant par l’abbé (le schisme est uniquement dans l’usurpation de juridiction), c’est bien un acte schismatique.

2. Juridiction et ordre ne sont pas séparables

La parfaite séparabilité dont parle l’abbé Gleize doit être nuancée. Certes il y a des évêques qui ne jouissent pas d’une juridiction actuelle mais tous (à la différence des simples prêtres) ont, en vertu même de leur sacre, une aptitude de droit divin, à cette juridiction. Il y a, dans la dignité épiscopale elle-même, une relation au Corps mystique, qui ne se réduit pas au pouvoir d’ordonner et de confirmer des baptisés. Cette relation porte sur la régence même de l’Église, en incluant dans cette notion le pouvoir d’enseigner et de gouverner. Ce pouvoir ne devient juridiction que par la désignation de sujets. Mais il appelle cette désignation, il y est intrinsèquement ordonné de par la volonté même du Christ, à tel point que la destination à la juridiction (du for externe) fait partie de la notion même de l’épiscopat. « Ce serait une contradiction dans les termes de concevoir un évêque consacré qui n’aurait, dans le caractère même, aucune relation au gouvernement de l’Église[8] ». Cette vérité est indépendante de la question de la sacramentalité de l’épiscopat.

Celui qui reçoit l’épiscopat sans mandat apostolique reçoit ainsi un pouvoir spirituel intrinsèquement ordonné au gouvernement de l’Église, en dehors de toute injonction de ceux qui ont autorité dans l’Église. Il reçoit une puissance essentiellement ordonnée à un acte réservé, de droit divin, à ceux qui dans l’Église sont revêtus de l’autorité. Il y a là une grave viciosité qui est, sinon schismatique, du moins dans la ligne même du schisme. C’est pourquoi Pie XII qualifie la consécration reçue sans l’institution apostolique de « très grave attentat à l’unité même de l’Église[9] ».

Le pape exprime très clairement l’illégitimité d’une consécration sans mandat pontifical : « Personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale sans la certitude préalable du mandat pontifical[10] ». L’abbé Gleize cite ce passage sans en dégager la signification pourtant obvie[11].

3. La volonté de se soustraire à la juridiction ou la communion universelle constitue le schisme

Le schisme intervient lorsque les consécrations sont faites dans le dessein de se soustraire à la juridiction pontificale ou à la communion de l’Église universelle. C’était le cas pour la constitution de l’« Église patriotique » chinoise. Or c’est ce qui s’est passé pour les sacres du 30 juin 1988. Mgr Lefebvre n’entendait pas transmettre une juridiction mais se soustraire à une juridiction. C’est ce qui ressort du motif principal rappelé par l’abbé Gleize : se dérober aux « autorités modernistes », pour faire une opération-survie de « la Tradition » hors des structures hiérarchiques[12].

C’est pourquoi Jean-Paul II, dans le motu proprio Ecclesia Dei, a parlé à bon droit d’« acte schismatique ». Il était clair pour tous qu’il ne s’agissait pas seulement de promouvoir quelques prêtres à l’épiscopat, mais le but revendiqué était de se donner les moyens de dispenser les sacrements et l’enseignement dans l’indépendance par rapport à la hiérarchie catholique, Pape et évêques en communion avec lui.

De fait, la FSSPX, depuis 1988, se comporte officiellement[13] comme si elle n’avait aucune subordination à la hiérarchie catholique. Elle a accentué cette attitude depuis 2018. Aucune autorisation (en dehors de ce qui, physiquement, est indispensable, comme l’utilisation d’une basilique pour un pèlerinage) n’est demandée pour quelque activité pastorale, apostolique ou enseignante que ce soit. Aucune directive de la hiérarchie comme telle[14] n’est suivie. Aucun document du magistère postérieur à 1962 n’est reçu. Ils sont même parfois d’autant plus critiqués qu’ils contiennent de bons éléments qui pourraient être des « pièges » (ainsi le Catéchisme de l’Église Catholique, Veritatis splendor, Dominus Jesus).

Plus grave encore, la FSSPX accorde des dispenses d’empêchements de mariage et juge elle-même en interne de la nullité des mariages. Ce qui est manifestement s’attribuer un pouvoir de juridiction[15].

4. Le schisme concerne la juridiction et la communion

La définition que l’abbé Gleize donne du schisme est incomplète. Il restreint le schisme au rapport avec l’autorité. « Et si le schisme se définit comme la prétention de pouvoir donner ce que le Pape seul peut donner, ce pouvoir communiqué par une consécration accomplie à l’encontre de la volonté du Pape est schismatique[16] ». Mais ici l’abbé ne « falsifie-t-il pas les données les plus élémentaires de la doctrine catholique », comme il imagine aimablement que nous le faisons ? Nous pensons plutôt que, emporté par les nécessités de son argumentation, il a oublié une autre dimension du schisme : l’atteinte à la communion entre les fidèles.

« On appellera schismatiques ceux qui refusent de se soumettre au Souverain Pontife, et ceux qui refusent la communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis », écrit le Docteur commun[17].

La FSSPX revendique justement sa séparation d’avec les autres membres de l’Église. L’abbé Pagliarani, en 2016, évoquait « le fait objectif que la vie catholique dans les structures officielles est actuellement impossible[18] ». Selon les directives des supérieurs, il ne faut même pas assister aux offices des Instituts Ecclesia Dei, en tous cas ne pas y communier. Il faut s’écarter non seulement des fidèles qui fréquentent le nouveau rite, mais aussi des « ralliés » pour ne pas être contaminés par l’esprit « moderniste » que ces derniers seraient censés véhiculer. Les prêtres qui se trouveraient présents à une cérémonie religieuse des « ralliés » doivent y assister en dehors du chœur, et en tout cas sans l’habit de chœur, in nigris. Les fidèles ou les prêtres qui suivent ces directives ne se comportent pas comme des parties dans l’Église. Le grand théologien Cajetan rappelait à ce sujet :

Celui-là est schismatique qui refuse d’agir comme partie de l’Église. Peu importe les motifs : dès qu’on en vient à refuser de se comporter comme partie d’une unique Église catholique, on tombe dans le schisme. Quelque variées que soient les raisons et les passions qui poussent les chrétiens à se soustraire à la communion, à vouloir sanctifier et être sanctifiés, à instruire et à être instruits, à diriger et à être dirigés […], non plus comme parties de l’Église catholique, mais comme s’ils étaient eux-mêmes des « touts » à part, ils sont schismatiques.[19]

Ces quatre raisons nous font considérer que notre jugement de 1988 reste pleinement valable. Des sacres sans mandat pontifical (et a fortiori contre la volonté expresse du Pape) ne sont pas légitimes et ils constituent un très grave attentat à l’unité de l’Église. Effectués avec l’intention de se soustraire à la juridiction du Pape et des évêques, ils constituent bien un « acte schismatique ». Le fait que le groupe auquel ils ont donné naissance se refuse à la communion hiérarchique (même aux conditions si positives qui lui sont offertes), est une confirmation claire de cette situation de dissidence voulue.

Précisons un point important. Nous sommes conscients de la situation dramatique de crise dans l’Église. Nous constatons que bien des pasteurs ne font pas leur devoir, quand ils ne donnent pas l’exemple de scandales dans la foi et les mœurs. Nous voyons que certains actes et certaines omissions de la hiérarchie favorisent l’hérésie et la destruction des structures. Nous comprenons que bien des fidèles du rang, désorientés, se raccrochent aux prêtres zélés qui dispensent les sacrements sous leur forme traditionnelle[20]. Ce ne sont donc pas les personnes que nous accusons. Nous ne disons pas que nos confrères de la FSSPX et leurs fidèles, dont nous connaissons les qualités, sont tous subjectivement schismatiques.

Le pragmatisme ne peut faire l’économie de la vérité

Mais nous avons comme théologiens le devoir d’affirmer les vérités théologiques de fond. Le texte de l’abbé Gleize nous donne l’occasion de rappeler que l’on ne combat pas une erreur par une autre erreur, ni l’hérésie par le schisme. Nous ne partageons donc pas le point de vue pragmatique de certains qui nous disent : « Pas d’ennemis à droite, on veut les sacrements et la catéchèse de la tradition, point à la ligne ! » Ce primat de l’efficacité est une sorte de « primat du pastoral » en version traditionaliste. C’est un pragmatisme à court terme qui néglige la primauté de la doctrine et déforme les esprits des fidèles.

Nous avons comme prêtres le devoir de témoigner qu’il faut, quoi qu’il en coûte, rester fidèles à tous les aspects de la doctrine catholique : l’importance de la Tradition, et celle de la communion hiérarchique. Comme fondateurs, nous constatons aussi que cela a été possible et que, de fait, par la grâce de Dieu, cela a été fructueux.

Joseph Bisig, cofondateur de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre

Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier

29 septembre 2022

Références

[1] fondateur et prieur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier

[2] de la Fraternité Saint-Pie X

[3] ancien membre du Conseil Général de la Fraternité Saint-Pie X, l’un des douze fondateurs et le premier supérieur de la Fraternité Saint-Pierre, aujourd’hui recteur du séminaire Notre-Dame-de-Guadalupe de Denton (Nebraska)

[4] Courrier de Rome, n° 655, juillet-août 2022.

[5 ] L.-M. de Blignières, Réflexions sur l’épiscopat « autonome », Supplément doctrinal n° 2 à Sedes Sapientiæ, juin 1987 ; Du sacre épiscopal contre la volonté du pape, avec application aux sacres conférés le 30 juin par Mgr Lefebvre, Essai théologique collectif de membres de la Fraternité Saint-Pierre sous la direction de M. l’abbé Josef Bisig, sans date (en fait début 1989).

[6] https://www.chemere.org/blog/2022/9/30/du-sacre-episcopal-contre-la-volonte-du-pape ; https://www.chemere.org/blog/2022/9/30/etude-episcopat-autonome

[7] Abbé Gleize, art. cit., p. 9.

[8] Mazzella, De Religione et Ecclesia, Romæ, 1880, p. 788. Le père de Blignières (op. cit., note 33, pp. 26-28) cite, outre saint Thomas d’Aquin, dix-sept théologiens classiques qui mentionnent cette relation de l’évêque à la régence de l’Eglise, qualifiée par eux d’aptitude radicale, de vocation, d’exigence, d’ordination, de destination.

[9] PIE XII, Enc. Ad Apostolorum Principis, 29 juin 1958, AAS L, 1958, p. 612, Osservatore Romano, éd. quot., 8‑9 sept. 1958, reprise dans l’Edition Saint-Maurice 1958, p. 337.

[10] Ibid.

[11] Abbé Gleize, art. cit., p. 4.

[12] Abbé Gleize, art. cit., p. 12. Cf. dans la brochure de l’abbé Bisig, pp. 34-36, les motivations exposées par Mgr Lefebvre le 30 mai 1988.

[13] Il y a heureusement quelques prêtres et beaucoup de fidèles qui fréquentent les centres de la FSSPX qui ne partagent pas cette attitude et même parfois la déplorent.

[14] Parfois cependant des dirigeants de la FSSPX soutiennent de leur propre initiative ce qui se trouve ordonné ou conseillé par la hiérarchie.

[15] Depuis 1991, du vivant de Mgr Lefebvre, la FSSPX s’est arrogé sur ses fidèles (et potentiellement sur tous les catholiques), par la création de la « Commission Saint Charles Borromée », le « pouvoir de lier et de délier », usurpant le pouvoir de juridiction que le pape seul peut donner. En mai 2017, huit doyens du District de France de la FSSPX et trois supérieurs religieux affirmaient : « Nous continuerons à ne reconnaître comme ultime juge de ces questions [matrimoniales] que la Commission Saint Charles Borromée […] » (Le Chardonnet, n° 928, p. 4).

[16] Abbé Gleize, art. cit., p. 11.

[17] Somme de théologie, II II, q. 39, a. 1. Cette définition est reprise par le Code de droit canonique, CIC/1917, canon 1325 § 2 ; CIC/1983, canon 751.

[18] La conférence qu’il a donnée le 15 janvier 2022 au XVe congrès du Courrier de Rome va dans le même sens.

[19] Cajetan, Commentaire sur la Somme de théologie, IIa IIæ, q. 39, a. 1, n°2.

[20] Le fait que le pape François, à partir de septembre 2015, ait concédé au bénéfice des fidèles, que ceux qui se confesseront aux prêtres le la FSSPX « recevront une absolution valide » ne signifie pas que les prêtres de la FSSPX sont en pleine communion avec l’Église. Le Pape peut parfaitement donner des pouvoirs à ceux qui sont séparés, même s’ils ne les demandent pas, sans que cela signifie qu’il reconnaisse leur pleine communion avec l’Église catholique. D’après beaucoup de théologiens, c’est le cas pour les confessions des Orientaux dissidents.