L’évangile de ce 3e dimanche après l’Épiphanie (Mt 8, 1-13) nous présente la belle figure du centurion de Capharnaüm.

Il y a, à notre époque, une sorte de mauvaise conscience vis-à-vis de la défense armée, ou de tout usage de la force au service du droit. Même certains militaires ont plus ou moins mauvaise conscience et considèrent comme une faute, un péché (péché nécessaire, comme je l’ai entendu), d’avoir à se battre, à tuer des ennemis dans un légitime combat. Certains chrétiens contribuent pour une bonne part à cet état d’esprit par une fausse interprétation du précepte de la charité et de celui de s. Paul dans l’épître : « Ne rendez à personne le mal pour le mal » (Rm 12, 17).

Il me semble particulièrement important de rétablir le sens exact de l’Evangile en ce domaine. Nous verrons donc d’abord que l’exercice de la justice, et de la force mise au service du droit, n’est pas contraire à l’Evangile : loin d’être un mal, c’est un vrai bien. Nous verrons ensuite que le métier des armes peut même être pour celui qui l’exerce bien, comme le centurion de Capharnaüm, une occasion de sanctification.

I. - S. Thomas d’Aquin nous montre comment nous devons comprendre ce précepte de s. Paul (qui est aussi celui de s. Pierre) : « Ne rendez à personne le mal pour le mal ». Cela doit s’entendre, nous dit le Docteur commun, formellement : « nous ne devons pas rendre le mal pour le mal, par un sentiment de haine ou d’envie, de telle sorte que nous nous réjouissions du mal d’autrui. Mais si, à cause du mal de la faute que quelqu’un a commise, le juge rend le mal de la peine, selon la justice, pour compenser la malice (du péché), il inflige certes un mal matériellement, mais formellement et en soi, il procure un bien. Par conséquent, lorsqu’un juge pend un brigand pour homicide, il ne rend pas le mal pour le mal, mais plutôt le bien pour le mal. C’est ainsi, par exemple, que s. Paul livra à Satan un homme qui avait commis le péché d’inceste pour la perte de sa chair, afin que l’esprit soit sauvé (cf. 1 Co 5, 5) » (S. Th., in Rm 12, l. 3).

Un peu plus loin dans l’épître d’aujourd’hui, s. Paul nous dit : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère divine ». Le Christ nous a donné l’exemple en ne se défendant pas contre ceux qui le persécutaient. Il a été comme l’agneau qui se laisse tondre sans rien dire et il nous a enseigné : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ». Mais, comme s. Augustin le remarque, le Seigneur lui-même, lorsqu’il fut giflé par un serviteur du grand-prêtre, n’a pas dit : Voici l’autre joue, mais : « Si j’ai mal parlé, témoigne du mal ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23).

Il nous est ainsi montré qu’il faut être prêt, dans son cœur, à tendre l’autre joue. Le Seigneur, en effet, fut prêt non seulement à être frappé sur l’autre joue pour le salut des hommes, mais à être crucifié avec tout son corps. Et, comme le dit encore s. Augustin, on accomplit ce précepte avec justesse, lorsque l’on croit que cela sera utile pour celui à cause de qui on le fait, pour opérer en lui la conversion ou la concorde, même si, en fait, il arrive autre chose.

Ces préceptes de la patience sont donc toujours à observer « par la préparation du cœur » ; et la bienveillance, qui ne rend pas le mal pour le mal, est toujours à accomplir dans la volonté. Mais, dans l’action, il faut parfois punir certains malgré eux avec une certaine rudesse bénigne. L’autorité, dit s. Paul (Rm 13, 4), « est à ton égard ministre de Dieu pour ton bien. Si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : elle est en effet ministre de Dieu, instrument de sa colère contre qui commet le mal. » Le précepte de la charité ne nous interdit donc pas de défendre la justice, y compris par la force quand c’est nécessaire.

S. Jean Baptiste ne condamne pas le métier des armes. Lorsque des soldats viennent lui demander : « Et nous, que faut-il faire ? » Il répond : « Ne molestez personne, ne dénoncez pas faussement et contentez-vous de votre solde » (Lc 3, 14). Jean ne condamne que les excès dans lesquels les soldats peuvent facilement tomber en raison de la force dont ils disposent : la brutalité, l’injustice, le pillage... Leur force peut être mal utilisée, mais en soi elle est bonne, nécessaire même à l’exercice de l’autorité.

II. - Le métier de soldat n’est donc pas contraire à l’Evangile. Voyons maintenant comment il peut même élever l’homme, le rapprocher de Dieu. Le Nouveau Testament, loin de nous montrer les militaires sous un jour mauvais, nous présente au contraire plusieurs figures de soldats comme des hommes justes, droits, loyaux, courageux. Le centurion du Calvaire au moment de la mort de Jésus s’écria : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! » Il reconnait la vérité. Quel bel acte de foi ! Le centurion Corneille, de la cohorte Italique, est décrit dans les Actes (10, 1-2) comme étant « pieux et craignant Dieu ; il faisait au peuple d’abondantes aumônes et priait Dieu sans cesse ». C’est lui qui fut le premier païen converti et baptisé avec toute sa famille par s. Pierre. Un autre centurion, Julius, de la cohorte Augusta, fut chargé de conduire s. Paul à Rome : « traitant Paul avec humanité, il lui permit d’aller voir ses amis et de recevoir leurs bons offices » (Ac 27, 3). Puis, lorsque le navire eut échoué et que les soldats voulurent tuer tous les prisonniers de peur qu’il ne s’en échappât quelqu’un à la nage, ce centurion s’y opposa, voulant sauver Paul (Ac 27, 42-43).

S. Jean rapporte dans son Evangile un miracle semblable à celui de la guérison du serviteur du centurion : mais là, c’est le fils d’un officier royal qui est guéri par Jésus (Jn 4, 46-54).

Enfin, ce centurion de Capharnaüm reçoit un magnifique éloge de la bouche même de Notre Seigneur : « Je vous le dis, en vérité, dans Israël, je n’ai pas trouvé une si grande foi ». En plus de sa foi, remarquons aussi sa bienveillance, sa bonté, puisqu’il n’hésite pas à venir supplier Jésus pour un simple serviteur. Notons aussi son humilité profonde : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit... » Cette parole, la parole d’un centurion païen, a été choisie par l’Eglise et a été insérée dans le Saint Sacrifice de la Messe, juste avant la communion : « Domine, non sum dignus... » S. Augustin dira qu’en se déclarant ainsi indigne, il se rend digne.

Puis, dans toute l’histoire de l’Eglise, combien voyons-nous de saints qui se sont sanctifiés dans l’exercice du métier des armes ou y ont trouvé le chemin de la conversion. Le grand s. Martin était encore officier et non baptisé quand il partagea son manteau avec le pauvre d’Amiens. S. Maurice, chef de la Légion thébaine fut massacré avec tous ses compagnons pour avoir refusé de sacrifier aux idoles. Et tant d’autres soldats qui sont devenus des saints ! Plus près de nous, des soldats comme Ernest Psichari ou Charles de Foucauld ont retrouvé le chemin vers Dieu comme officiers dans le désert. Pourquoi cela ? Le métier des armes disposerait-il à la foi ?

L’exercice de ce métier en effet pousse à un dépassement qui oblige à ne pas rester dans une vie embourgeoisée, où l’on est trop souvent des chrétiens à moitié, tièdes et finalement hypocrites, qui veulent bien être chrétiens mais à condition que cela ne leur coûte pas grand-chose. Le militaire, lui, est astreint à une discipline sévère. Il lui faut de la force, du courage, de l’endurance pour pouvoir être à la hauteur de sa vocation. Force physique et surtout force morale, pour affronter des situations souvent très difficiles. Le militaire doit avoir le sens de l’honneur, car quoi de plus honteux qu’un soldat lâche, poltron, qui fuit devant l’ennemi.

Il doit apprendre l’obéissance, particulièrement importante pour une bonne armée. Dans ce que dit le centurion on sent toute la mécanique bien huilée de l’armée romaine : « Moi qui suis soumis à des supérieurs, j’ai des soldats sous mes ordres, et je dis à l’un : Va, et il va, et à un autre : Viens, et il vient ; et à mon serviteur : Fais ceci, et il le fait. » Nous pouvons prendre exemple sur cette obéissance prompte, sans discussion. Aujourd’hui, on discute tout, et on n’obéit quasiment plus !

Le soldat est aussi, par la force des choses, habitué au détachement. Il est souvent parti, en manœuvre, à l’étranger, en exil ou en prison. Il risque sa vie (comme nous l’a encore rappelé la mort de 13 soldats, récemment, au Mali). Il est souvent acculé à l’héroïsme (ou à la trahison).

Plus profondément, le soldat, s’il a tant soit peu d’honneur et le sens de sa vocation, est obligé de voir qu’il se bat pour quelque chose qui le dépasse, – non pour ses intérêts personnels ou pour de l’argent, comme un vulgaire mercenaire, – mais pour sa patrie, pour des valeurs qui méritent qu’on leur sacrifie sa propre vie : le Droit, la Justice, la Liberté, la Paix, parfois la Religion elle-même, comme les Chouans ou les Vendéens qui combattaient pour Dieu et le Roi, ou comme les Cristeros au Mexique dans les années 1920. Les soldats proclament par leur vie que l’homme ne vit pas seulement de pain, et qu’il vaut mieux perdre la vie du corps plutôt que de perdre son âme.

Alors, quelles leçons pouvons-nous tirer de cela ? Cultivons les vertus militaires : la discipline, l’obéissance, la droiture, la loyauté, le sens du devoir et de l’honneur, la force, le courage, la générosité, le désintéressement. Le sens de la justice aussi : il faut être charitable, bon, miséricordieux, mais il y a une fausse bonté qui pourrit tout, qui laisse l’injustice et le mal se propager et qui est finalement le contraire de la charité.

Demandons à Notre Seigneur de nous aider à travailler de toutes nos forces à établir ce Royaume de Paix, de Justice, de Vérité, d’Amour, sans cesse menacé ici-bas, sans cesse à restaurer, mais par lequel seul les âmes peuvent être sauvées. Ce n’est que par les saints qui se donnent sans compter que le monde continue d’exister. Soyons de ces saints au lieu d’être du parti des égoïstes, qui croient pouvoir se sauver en ne pensant qu’à eux-mêmes. Combattons « le bon combat », celui de s. Paul, le combat de la Foi, pour que nous méritions d’entendre, après notre mort, cette parole du Seigneur : « C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup, entre dans la joie de ton maître. »

fr. Dominique-Marie de Saint-Laumer