par Eduardo Vadillo Romero

Ire partie

[parue dans Sedes Sapientiae n° 169, septembre 2024. IIe partie à la suite.]

Les rapports entre la nature humaine et la grâce ont suscité de nombreuses discussions entre théologiens. On doit tenir à la fois que l’homme a été créé pour voir Dieu face à face, et que cette vision béatifique est un don absolument gratuit. Au XXe siècle, le débat fut relancé parmi les thomistes par la parution de Surnaturel (1946) d’Henri de Lubac, s. j., qui remettait en cause l’interprétation classique de la pensée de saint Thomas d’Aquin sur ce point. 

Les thèses bien connues de Lubac sur la nature et la grâce constituent-elles l’interprétation la plus correcte de saint Thomas ? C’est ce que soutient, en deux gros volumes, Mère Marie de l’Assomption, o. p. En bref : même si la vision de Dieu n’est pas requise par la nature humaine, Dieu, étant supposées sa sagesse et sa bonté, ne pourrait pas ne pas lui offrir cette vision ; de telle sorte qu’on ne pourrait réellement concevoir une créature intellectuelle qui ne soit pas appelée à la vision bienheureuse. L’argument fondamental invoqué en faveur de cette lecture est l’insistance avec laquelle saint Thomas souligne qu’il existe un appétit naturel de voir Dieu. Un appétit naturel ne pouvant rester vain, aucune autre fin ultime n’est dès lors concevable pour l’homme. Mère Marie de l’Assomption explique les diverses affirmations de saint Thomas de la manière suivante : il existe un appétit de l’intellect pour la vision bienheureuse, tandis que celui de la volonté vise le bien en général.

L’abbé Eduardo Vadillo Romero, qui soutient une interprétation plus classique, a recensé les ouvrages de Mère Marie de l’Assomption dans la revue espagnole Espíritu (à paraître). Sedes Sapientiæ publie, en deux livraisons, la traduction française de cette recension.

Dans ce numéro, E. Vadillo présente le contenu de ces livres avec quelques remarques critiques d’ordre général, puis examine ce que signifie être ordonné à une fin, afin de préciser ce que l’on entend en disant que l’homme est ordonné à la vision béatifique comme à sa fin.

Cet article demande une certaine application au lecteur qui n’est pas familier avec les problématiques abordées. L’effort consenti sera récompensé.

Mère Marie de l’Assomption, o. p., Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin. L’homme capable de Dieu, Paris, Parole et Silence, 2021, 858 pages.

Mère Marie de l’Assomption, o. p., De la grâce à la béatitude. Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin II. Nouvelles perspectives, Paris, Parole et Silence, 2022, 828 pages.

1. PRÉSENTATION

 Mère Marie de l’Assomption, o. p., (Émilie d’Arvieu), née en 1974, est dominicaine du Saint-Esprit. Les deux livres volumineux qu’elle a publiés sur la nature et la grâce chez saint Thomas forment un ensemble cohérent. Il s’agit de Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin. L’homme capable de Dieu (Parole et Silence, 2021 [1]) et de De la grâce à la béatitude. Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin II. Nouvelles perspectives (Parole et Silence, 2022 [2]). Ces deux volumes de 858 et 828 pages correspondent respectivement aux thèses de doctorat civil (premier volume) et canonique (second volume) soutenues par l’auteur.

L’auteur expose, de manière exhaustive, les textes de saint Thomas sur la grâce. Elle le fait dans la perspective que la lecture bien connue d’Henri de Lubac est l’interprétation juste de saint Thomas : pour la créature humaine ou angélique, on ne peut trouver d’autre fin que la vision de dieu. À la racine des difficultés de compréhension de la pensée de saint Thomas sur ce point, se trouve, comme on sait, l’existence d’une série de textes dans lesquels le Docteur angélique parle d’un appetitus naturalis (désir naturel) de voir Dieu, bien qu’en de nombreux autres lieux de son œuvre, il explique que, sans la grâce et sans les vertus théologales, nous ne pouvons désirer Dieu.

Dans un exposé aussi vaste, une multitude de thèmes apparaissent. C’est pourquoi, dans cette recension, nous donnerons seulement – avec nos observations critiques – une description de la façon dont l’auteur expose sa thèse centrale. De manière plus résumée, nous présenterons aussi d’autres questions que l’auteur étudie et qui nous semblent traitées de façon discutable.

Ayant présenté l’auteur et son travail [§ 1], nous décrirons la structure générale et le contenu des deux volumes, avec quelques références aux préfaces qui les accompagnent et à quelques recensions [§ 2]. Dans la section suivante, nous proposerons quelques réflexions sur ce que veut dire « ordination à une fin » [§ 3]. Nous traiterons ensuite de la question de l’ordination de l’homme à la fin surnaturelle, en faisant quelques observations sur les explications de l’auteur [§ 4]. Nous terminerons cet article par une brève conclusion [§ 5]. 

2 . UN TRAVAIL PARTICULIÈREMENT APPRÉCIÉ

Avant d’exposer le contenu de ces livres, nous dirons quelques mots sur les préfaces qu’ils contiennent, ainsi que sur certaines recensions [§ 2.1]. Nous décrirons ensuite sa structure et son contenu général [§ 2.2], et nous terminerons cette section par quelques remarques d’ordre général [§ 2.3].

2.1. Préfaces et recensions

Préface du cardinal Marc Ouellet

Tout d’abord, il faut se référer à la préface du cardinal Marc Ouellet, ancien professeur de l’auteur, qui intitule significativement sa préface « Une thèse libératrice ». Le cardinal explique que les discussions sur le surnaturel semblaient apaisées depuis le concile Vatican ii, du fait d’une acceptation générale des positions de Lubac, mais que, comme le montre la littérature anglophone récente, certains auteurs veulent revenir à des positions que l’on considérait comme dépassées. 

Selon le cardinal, le travail de Mère Marie de l’Assomption constitue bien une thèse libératrice. Elle montre que la gratuité du surnaturel ne peut être établie sur le fondement de l’hypothèse de la nature pure. Cette hypothèse formulée par la scolastique baroque a déformé la lecture de saint Thomas. Pour l’éminent préfacier, Cajetan comprenait saint Thomas dans un sens étranger à son contexte et à sa terminologie. Il a ainsi abouti à une perspective rationaliste, qui considère la nature comme quelque chose d’autonome, à quoi s’ajoute de façon extrinsèque une élévation surnaturelle. Le cardinal Ouellet relie cette corruption de la doctrine de saint Thomas à l’erreur qui consiste à penser l’esse de saint Thomas à la manière d’une essentia. Gilson a corrigé cette erreur [cf. NG1, 14]. Cette perspective « extrinséciste » a donné lieu à de nombreuses conséquences néfastes dans la ligne des humanismes athées [cf. NG1, 15].

Le mérite de l’auteur, selon le cardinal Ouellet, est de ne jamais oublier la dimension théologique de saint Thomas. Les objections relatives à une nature qui exigerait la grâce dans le cas où sa seule béatitude serait la vision de Dieu disparaissent en effet si on se situe au point de vue théologique. Il fait appel à la notion d’alliance comme un recours possible pour traiter cette question, ainsi qu’à la perspective balthasarienne, qui au fond tire les conclusions ultimes de l’intuition de Lubac [cf. NG1, 17]. Cette approche lui semble meilleure que celle de l’école transcendantale de Maréchal et de Rahner. Le cardinal souligne aussi les répercussions ecclésiologiques de telles approches [cf. NG1, 18].

Enfin, le cardinal apprécie le fait que ce soit justement une femme qui ait surmonté les nombreuses controverses stériles provoquées par la « corporation masculine des philosophes et des théologiens » [cf. NG1, 19]. Il nous invite à faire de la théologie sans esprit de système et à l’intérieur de l’analogie de l’être et de l’amour, avec un horizon clairement trinitaire. La pensée trinitaire doit être libre et non prisonnière d’un corset philosophique plus ou moins aveugle au mystère de l’être.

Présentation du second volume par le père T.-D. Humbrecht

Le père Thierry-Dominique Humbrecht, o. p., directeur du doctorat canonique de l’auteur, présente le deuxième volume. Il nous rappelle que le but du premier comme du second volume consiste à établir, après les nombreux débats passés et présents, la pensée authentique de saint Thomas. Il soulève une question intéressante : comment est-il possible qu’un auteur comme saint Thomas, qui jouit d’une légitime réputation de clarté, ait pu donner lieu à tant d’interprétations différentes sur la relation entre nature et grâce [cf. NG2, 16] ? Selon le préfacier, le problème est que les auteurs qui ont traité de ce sujet n’ont pas cherché à présenter la pensée de saint Thomas, mais simplement à s’en servir dans les diverses controverses surgies à chaque époque [cf. NG2, 17]. Mais le père Humbrecht ne prétend pas non plus qu’il faille accommoder la théologie thomasienne aux positions de Lubac. Selon lui, il faut simplement acquérir une connaissance précise et certaine de l’ensemble du corpus de saint Thomas et, à partir de là, évaluer les différentes interprétations. En ce sens, on peut remarquer que Lubac a perçu avec clairvoyance beaucoup de choses que d’autres interprétations fondées sur Cajetan n’avaient pas été en mesure de saisir.

Ce que développe Mère Marie de l’Assomption n’est donc pas un « néo-lubacisme ». Pour T.-D. Humbrecht, ce serait un contresens. Lubac est historien, et il est jugé par l’auteur qu’il étudie. Il se trouve que le jésuite français, à l’encontre de sa propre tradition jésuite et suarézienne, s’est fait thomasien. Cajetan ou Jean de Saint-Thomas ne se sont pas bornés à étudier ou à répéter saint Thomas : il est donc nécessaire de déterminer ce qu’ils ajoutent de leur propre chef et en quoi ils diffèrent de saint Thomas. Selon T.-D. Humbrecht, il faut dépasser la naïveté de certains auteurs du XXe siècle, pour qui les grands thomistes – comme ceux que nous venons de citer – constituent un « flux doctrinal homogène » par rapport à saint Thomas.

Recension par le père P.-M. Margelidon il faut également citer la critique élogieuse du premier volume par le père Philippe-Marie Margelidon, o. p [3]. Dès le début de cette recension, l’œuvre de l’auteur est parfaitement replacée dans le contexte des discussions actuelles. Les analyses de Lubac, d’abord combattues par certains dominicains, ont rapidement été acceptées par de nombreux auteurs de la Revue thomiste, y compris par le père Labourdette, o. p. Plus récemment, des auteurs néo-conservateurs nord-américains ont à nouveau proposé la thèse classique. Il existe ainsi une opposition entre partisans et adversaires de Lubac, bien que la question soit en réalité plus complexe. Le père Margelidon oppose cet ouvrage écrit par une religieuse dominicaine française à la position de certains théologiens nord-américains, et il soutient que les analyses de l’auteur confirment les intuitions fondamentales de Lubac. À vrai dire, dans les premières pages de cette recension, peut-être contre l’intention du recenseur, on perçoit un certain chauvinisme français face à des Anglo-Saxons qui prétendent donner des leçons sur saint Thomas aux dominicains français de Toulouse. Il offre ensuite un résumé assez détaillé du premier volume de l’auteur, qu’il décrit comme un « travail colossal » [p. 351]. Tout en affirmant son accord substantiel, le père Margelidon propose certaines clarifications ainsi que certaines réflexions à partir de ce que dit l’auteur. 

Recension de I. Costa

Beaucoup moins élogieuse est la critique de Iacopo Costa [4]. Son auteur, membre de la Commission léonine, chargée de l’édition critique des œuvres de saint Thomas, souligne divers problèmes méthodologiques, notamment une tendance à la paraphrase qui alourdit tout, et le fait que les textes ne sont pas toujours contextualisés de manière correcte. I. Costa signale également que l’auteur confond le bien universel avec le Bien premier [5]. Ce point, comme nous le verrons plus loin, est tout à fait pertinent. Costa apprécie la tentative de l’auteur de « revivifier la pensée stimulante d’Henri de Lubac », mais, dans l’état actuel du travail de l’auteur sur ces questions, dit-il, « on préférera continuer à se référer aux travaux fondateurs du théologien jésuite plutôt qu’à ceux de ses épigones » [pp. 146-147]. 

2.2. Structure, méthodologie et contenu

Chacun des deux volumes est divisé en parties, et les parties sont divisées en chapitres, à l’intérieur desquels on trouve différents niveaux de paragraphes et de sous-paragraphes. Il est vraiment dommage que l’index général ou la table des matières ne dépasse pas la troisième sous-division, car dans le texte on arrive à des niveaux ultérieurs de sous-divisions. Compte tenu de la longueur de chaque volume – plus de huit cents pages chacun –, on comprend la nécessité de ces multiples divisions, qui facilitent la compréhension et la lecture.

2.2.1. Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin (1er volume)

Le premier volume comprend, outre la préface du cardinal Ouellet que nous avons déjà mentionnée, deux parties de deux chapitres chacune. La première partie est consacrée aux rapports entre la nature et la grâce dans l’homme ; elle s’efforce de définir ces concepts et comment ils se sont développés au travers des différents états de l’humanité.

Précisons davantage. Cette première partie comprend deux chapitres. Le premier est consacré à mettre en place les notions de nature et de grâce. L’auteur lui donne ce titre significatif : « définir la nature et la grâce ? » Le second considère l’homme dans une perspective concrète, selon les moments historiques. L’auteur l’intitule : « Le même homme différent. L’anthropologie thomasienne dans une perspective concrète ».

La deuxième partie est consacrée à la question de la fin, du désir naturel et de la béatitude. Dans cette partie, le troisième chapitre (qui est le premier de cette partie) traite de la question de la béatitude : « différentes béatitudes ? » ; et le quatrième chapitre (le deuxième de cette partie), du rapport entre la béatitude ultime et la nature humaine : « Entre la béatitude ultime et la nature humaine, quel rapport ? »

Avant la table des matières générale, nous trouvons une conclusion et la bibliographie. Chaque chapitre comporte une conclusion propre.

Définir la nature et la grâce ? (ch. 1)

Si nous examinons plus en détail les chapitres, nous trouvons tout d’abord dans le premier chapitre une section sur le concept de nature et ses dérivés. on y étudie d’abord la terminologie : nature, naturel et naturellement [cf. NG1, 38-52], la connaturalité et connaturel [cf. NG1, 52-56], ainsi que ce qui est au-delà de la nature, en dehors de la nature et contre la nature [cf. NG1, 56-79]. La question du miracle y est traitée assez longuement. dans la deuxième section du chapitre, on nous parle de la grâce, avec la signification de ce terme [cf. NG1, 79-82], puis on passe à l’essence de la grâce, avec les aspects des missions divines et du don créé [cf. NG1, 82-102], sans oublier les divisions de la grâce [cf. NG1, 102-117]. La troisième section du chapitre est consacrée à la relation entre nature et grâce. L’auteur y étudie d’abord le principe selon lequel « la grâce présuppose la nature » [cf. NG1, 118-194], puis le principe selon lequel « la grâce perfectionne et dépasse la nature » [cf. NG1, 194-199]. L’auteur propose en troisième lieu quelques réflexions sur la nature et l’art [cf. NG1, 199-202], et termine par une conclusion [cf. NG1, 202-204].

Pour conclure cette partie, l’auteur veut souligner que les relations entre nature et grâce sont analogues, pour saint Thomas, à celles entre nature et technique [ars], de telle sorte que la seconde perfectionne la première, tout en procédant selon les mêmes principes [cf. NG1, 202]. Ainsi, plutôt que de parler d’une pure « non-contradiction » ou d’une « non-répugnance » entre nature et grâce (c’est là le sens que l’auteur attribue à la notion classique de puissance obédientielle), il est préférable de parler de complémentarité. En tout cas, les rapports nature-grâce ne peuvent demeurer au niveau des essences abstraites, mais ils se déploient dans les relations interpersonnelles de la créature avec les Personnes divines. Il faut également prendre en compte les divers états de l’homme, que l’auteur examine dans le chapitre suivant. À plusieurs reprises, elle insiste sur la finalité inscrite dans la nature à l’égard de la grâce [cf. NG1, 183]. L’argument avancé contre l’idée que la grâce est reçue dans la puissance obédientielle est intéressant. Puisque la grâce du Christ dans son humanité est finie, et qu’elle est en même temps la plus grande grâce, cela nous amène à penser que la grâce est reçue dans une capacité distincte de la puissance obédientielle, car la puissance obédientielle n’est pas limitée [cf. NG1, 166].

L’anthropologie thomasienne dans une perspective concrète (ch. 2)

Dans le deuxième chapitre, qui examine les différents états de la nature humaine, la première section est consacrée à l’état d’innocence. L’auteur reprend les textes du docteur angélique et elle expose les conditions de l’homme quant à son âme [NG1, 212-239], quant à son corps [NG1, 240-253] et par rapport aux descendants qui seraient nés dans cet état [NG1, 253-261]. La deuxième section traite de la nature déchue : tout d’abord de la transmission du péché originel [NG1, 264-281], de son essence et de son sujet [NG1, 281-291] et de ses effets [NG1, 291-303]. La troisième section de ce chapitre, la plus ample, est consacrée à l’homme racheté par le Christ. L’auteur y développe tout d’abord la question de la nécessité de l’incarnation rédemptrice [NG1, 305-317], puis le Christ en tant que Dieu et homme parfait [NG1, 317-367], ensuite la manière dont le Verbe incarné nous sauve [NG1, 367-405], et enfin les effets de l’incarnation rédemptrice sur l’homme [NG1, 405-420]. Une conclusion relativement longue clôt ce chapitre [NG1, 420-425].

Dans ce deuxième chapitre, nous relevons – conformément à ce que dit le père Margelidon – l’affirmation selon laquelle la convenance est en fait une quasi-nécessité [NG1, 246] et l’insistance sur le fait que la perfection de la nature ne peut venir que de la grâce [NG1, 260 et ss]. Vient ensuite l’explication sur la plénitude de la grâce en Christ que nous avons soulignée précédemment [NG1, 333 et ss]. Dans la conclusion, l’auteur souligne l’unité originelle de la grâce et de la nature en Adam [NG1, 420-421], ainsi que la profonde continuité – au-delà de la discontinuité introduite par le péché originel – entre cet état et ce qui est venu après [NG1, 421]. L’auteur souligne enfin la nécessité d’entrer en contact d’une manière personnelle avec l’incarnation rédemptrice du Christ [NG1, 423].

Différentes béatitudes ? (ch. 3)

Le troisième chapitre, qui ouvre la deuxième partie du livre, est consacré à l’étude de la béatitude. Dans une première section, il met en relation la béatitude avec la fin ultime, et étudie ici les termes beatitudo, felicitas, finis et perfectio [NG1, 438-453], avant de passer ensuite à la question de la fin ultime de l’homme [NG1, 453-475]. Dans une deuxième section, l’auteur traite de la relation entre la nature et la béatitude. Tout d’abord, elle explique que seul Dieu peut être l’objet de la béatitude [NG1, 476-486] et que cette béatitude doit être une opération de l’intelligence spéculative [NG1, 486-510], pour conclure que seule la vision de l’essence divine peut donner la béatitude, sans qu’il y ait de place pour une béatitude ultime naturelle [NG1, 510-583]. L’auteur ajoute ensuite d’autres éléments qui contribuent à la béatitude [NG1, 583-595] et une conclusion [NG1, 595-598].

Dès ce chapitre, l’auteur souligne que, pour saint Thomas, il n’y a qu’une seule béatitude, la vision de l’essence divine, qui est surnaturelle. Il ne faut donc pas penser à une hypothétique béatitude naturelle, qui serait accessible aux forces de la nature humaine. Une telle béatitude naturelle n’apaiserait pas le désir humain, et ne serait donc pas une véritable béatitude. L’auteur explique que, lorsque saint Thomas parle d’une béatitude imparfaite, il s’agit de celle qui peut être atteinte en cette vie, et non de quelque chose de définitif. L’auteur conclut donc que « l’idée d’une béatitude naturelle, à la fois véritable et imparfaite, même théoriquement dans le cadre de l’hypothèse d’une nature pure, est contradictoire avec les textes thomasiens » [NG1, 597-598].

 Entre la béatitude ultime et la nature humaine, quel rapport ? (ch. 4)

Le quatrième et dernier chapitre explique la relation entre la béatitude ultime et la nature humaine, en trois grandes sections. Dans la première section, on parle de l’obtention de la béatitude, qui dépasse la nature de l’homme [NG1, 603-626], de sorte qu’elle nécessite la grâce [NG1, 626-656] et par conséquent est quelque chose de gratuit [NG1, 656-671]. La deuxième section traite du désir naturel : « Un ou plusieurs désirs naturels ? » Cette section étudie d’abord la notion d’appétit naturel [NG1, 675-696] ; puis elle aborde la question de l’intelligence et du désir naturel de voir l’essence divine [NG1, 697-724] ; enfin, elle traite du rapport entre la volonté et le désir naturel de la béatitude [NG1, 724-754]. La troisième et dernière section étudie la connaissance que l’on peut avoir de la béatitude ultime. En premier lieu, elle montre que le contenu de la béatitude est inaccessible en tant que tel à l’intelligence humaine [NG1, 754-762], bien que la raison puisse découvrir en quoi consiste la béatitude de l’homme [NG1, 763-787]. Comme les autres chapitres, celui-ci s’achève par une conclusion, qui ici est plus longue que dans les chapitres précédents [NG1, 787-804].

Pour l’auteur, la manière dont saint Thomas présente ce qui a rapport à la béatitude exclut qu’il s’agisse simplement d’une élévation de facto [NG1, 612 et ss]. Le fait que la nature humaine ne puisse atteindre sa fin ultime par ses propres forces est précisément ce qui caractérise la dignité d’une nature intellectuelle [NG1, 620]. Cette fin est gratuite parce qu’elle ne peut être atteinte par les forces naturelles [NG1, 657]. Il faut également noter l’insistance de l’auteur sur le fait que le désir naturel de voir Dieu est un appétit inné de l’intelligence, qui relève de la structure métaphysique de la substance intellectuelle, et non un désir psychologique de la volonté [NG1, 674]. L’idée fondamentale est qu’il existe des inclinations naturelles dont l’aboutissement transcende l’ordre naturel [NG1, 684 et ss]. De la sorte, on peut parler d’une démontrabilité naturelle de la possibilité de la vision de dieu [NG1, 771 et ss]. La conclusion que l’auteur veut mettre en pleine lumière est que les êtres rationnels ne peuvent avoir d’autre fin ultime que la vision de l’essence divine, précisément en raison de cet appétit naturel pour la vision [NG1, 775].

Dans la conclusion de ce quatrième chapitre, l’auteur veut établir un terme médian, caractérisé par la notion de « convenance », entre les deux termes de l’alternative suivante : une volonté divine obligée de communiquer la grâce, ou bien indifférente à cette communication [NG1, 790]. L’auteur pense en réalité que la possibilité d’une nature pure est indémontrable et en même temps irréfutable, et elle la compare à ce que dit Popper sur les théories non scientifiques, qui ne sont pas falsifiables [NG1, 792]. En tout cas, l’hypothèse de la nature pure ne peut s’appuyer sur saint Thomas [NG1, 794]. Dans le but de prouver l’impossibilité de la nature pure, l’auteur rappelle que la forme est fonction de la fin, et non l’inverse, et elle cite des textes de saint Thomas dans ce sens [NG1, 794]. Quoi qu’il en soit, pour l’auteur, il est très clair que Dieu ne pourrait pas créer des natures intellectuelles sans vouloir en même temps leur offrir la vision de son essence [NG1, 799].

Ce premier volume s’achève en une conclusion dans laquelle l’auteur soulève plusieurs points [NG1, 805-817]. Le premier point consiste à redire qu’il y a en l’homme un décalage entre l’ordre de l’efficience et celui de la finalité. Par conséquent, la fin de l’homme ne peut pas être vue seulement comme le résultat d’un décret de la volonté divine qui ne serait pas lié à la nature humaine en tant que telle [NG1, 807]. donc, puisque cette fin est dans la nature humaine elle-même, l’hypothèse d’une nature pure (c’est-à-dire non ordonnée à la fin surnaturelle) serait quelque chose de contradictoire. Le deuxième point consiste à mettre en valeur la lucidité de la contribution de Lubac, qui a bien perçu la souplesse de saint Thomas dans l’utilisation de son vocabulaire [NG1, 810]. Le troisième point consiste à rappeler que la théologie polémique contre les protestants et contre Baïus a conduit à une compréhension erronée de saint Thomas. Même la déclaration bien connue de Humani generis dans laquelle est faite la distinction entre « créer des êtres rationnels » et « les ordonner à la béatitude [6] » doit être contextualisée [NG1, 812]. En dernier lieu, l’auteur évoque la question des enfants morts sans baptême, la question des limbes présentée par saint Thomas et d’autres problèmes connexes, mais les renvoie au deuxième volume.

2.2.2. De la grâce à la béatitude (2e volume)

Le deuxième volume se compose de deux parties de longueurs inégales. Après la préface, à laquelle nous avons déjà fait référence, et une introduction, la première partie se compose d’un unique chapitre consacré à la question du salut des enfants morts sans baptême. La deuxième partie contient trois chapitres qui traitent d’une manière globale des conséquences de la pensée de saint Thomas sur le rapport nature-grâce. Le chapitre deux est consacré au rapport entre la connaissance naturelle et surnaturelle, le chapitre trois à l’agir naturel et surnaturel, et le chapitre quatre aux rapports entre la loi, la nature et la grâce. Entrons dans plus de détails.

La question du salut des enfants morts sans baptême (ch. 1)

Le premier chapitre, qui porte sur le sort des enfants morts sans baptême, présente dans une première section le statut de ces enfants qui, selon saint Thomas, ne peuvent être sauvés. Il creuse aussi le thème du péché originel, et en même temps celui de l’absence de souffrance de ces enfants [NG2, 35-82]. Pour l’auteur, le traitement de ces sujets par l’Aquinate soulève certaines difficultés, si on le compare à d’autres enseignements de saint Thomas. C’est pourquoi l’auteur aborde, dans une deuxième section, une série de problèmes qui ont trait au statut de l’âme séparée et à la notion de volontaire [NG2, 82-99]. Dans une troisième section, l’auteur estime même qu’il y a encore plus de difficultés si l’on étudie d’autres questions comme la volonté salvifique universelle, ou la valeur universelle de la rédemption [NG2, 99-139]. Pour toutes ces raisons, dans une quatrième section, l’auteur affirme qu’on peut soutenir la possibilité du salut pour les enfants morts sans baptême [NG2, 139-171].

Tout au long de ce chapitre, l’auteur a souligné que saint Thomas, tout en acceptant la doctrine des limbes, a essayé de les adoucir. En tout état de cause, l’auteur considère l’idée que la grâce puisse également atteindre, d’une manière ou d’une autre, les enfants des limbes, comme plus conforme à la pensée de l’Aquinate, prise dans son ensemble. Elle signale également certaines tensions dans la manière dont saint Thomas présente la volonté salvifique universelle [NG2, 121-125].

Connaissance naturelle et connaissance surnaturelle (ch. 2)

Le deuxième chapitre inaugure la partie sur les conséquences de la pensée de saint Thomas sur la nature et la grâce, en commençant par la relation entre connaissance naturelle et connaissance surnaturelle. Dans ce chapitre, il y a une longue première section qui étudie en détail les relations entre la raison et la foi : les possibilités de la connaissance naturelle [NG2, 191-217] ; la raison et la foi [NG, 217-302] ; la façon dont la foi emploie la raison [NG2, 302-363] ; et les limites de la foi elle-même, qui requièrent que le Saint-Esprit perfectionne la foi par ses dons [NG2, 363-374]. Dans cette première section, l’auteur n’oublie pas la relation entre l’acte de croire et celui de savoir [NG2, 243-279], ni l’absence d’opposition entre la raison et la foi [NG2, 280-296]. La deuxième section de ce chapitre traite de la prophétie et détermine son essence [NG2, 374-382], sa cause [NG2, 382-395] et le mode de la connaissance prophétique [NG2, 395-399]. Elle se termine par ce qui concerne le ravissement [NG2, 399-410]. La conclusion qui clôt ce long chapitre en reprend les idées fondamentales [NG2, 411-418].

Pour l’auteur, les relations entre la raison et la foi sont réciproques, avec une influence mutuelle [NG2, 190]. Il est significatif que l’auteur présente la connaissance naturelle de Dieu comme une première forme de révélation et non comme une « théologie naturelle » au sens où l’on a coutume d’employer ce terme [NG2, 209-211]. De même, pour l’auteur, la connaissance surnaturelle ne doit pas être considérée comme un pur ajout extérieur à la connaissance naturelle, mais comme son prolongement [NG2, 279]. En ce qui concerne les miracles, l’auteur fait remarquer qu’ils ne peuvent être considérés comme un motif de crédibilité naturelle et externe à la foi, bien qu’ils contribuent à confirmer la foi [NG2, 309-313]. Tout cela amène à suggérer que la présentation de la philosophie doit être complétée par la foi, et en même temps cela conduit à intégrer dans l’explication de la foi tout ce que la philosophie offre de vrai [NG2, 359]. En tout cas, l’auteur continue dans ce domaine à soutenir que l’homme est appelé à une finalité surnaturelle en vertu de sa nature de créature intellectuelle, et à affirmer simultanément l’incapacité de l’homme à y tendre par ses propres forces [NG2, 402].

Agir naturel et agir surnaturel (ch. 3)

Dans le troisième chapitre, sont étudiés, de nouveau avec plusieurs sections très longues, l’agir naturel et l’agir surnaturel. Dans une première section consacrée à l’agir humain et à la grâce divine, sont précisés la nature de la morale selon saint Thomas [NG2, 424-464] et le rôle de la grâce dans l’agir humain [NG2, 464-528]. Une deuxième section est consacrée à l’étude des vertus d’ordre naturel et des vertus surnaturelles [NG2, 528-626], et la troisième section au rapport entre l’amitié et la charité [NG2, 626-654]. Dans ce chapitre sont abordés de nombreux thèmes concernant la morale chez saint Thomas, mais l’idée fondamentale est l’impossibilité d’une éthique purement philosophique, séparée de la théologie dans son ensemble. La raison la plus importante qui est mise en avant est précisément la finalité de l’homme [NG2, 655].

Loi, nature et grâce (ch. 4)

Le quatrième et dernier chapitre de ce volume est consacré à la relation entre la loi, la nature et la grâce. Dans une première section, l’auteur traite des différentes lois : l’essence de la loi [NG2, 667-674] ; la loi éternelle [NG2, 674-684] ; la loi naturelle et la loi humaine [NG2 685-709] ; la loi divine [NG2, 709-714] ; et une brève note finale sur l’expression loi du péché [NG2, 715-716]. La deuxième section étudie la manière dont les différentes lois se complètent de façon dynamique : les différentes étapes du salut [NG2, 717-735] ; l’unité entre la loi naturelle et la loi divine [NG2, 735-740] ; la loi nouvelle comme perfection de la loi ancienne [NG2, 740-764]. Le chapitre se clôt par une conclusion.

Ce qui est dit dans ce chapitre est en un sens une continuation et une application de tout ce qui précède. Pour l’auteur, en effet, ce qui concerne la loi naturelle ne doit pas être isolé du traitement théologique plus large de la loi en général, qui considère avant tout la loi divine. La clef est d’avoir toujours présent à l’esprit que la vision de Dieu est l’horizon ultime de la nature intellectuelle [NG2, 764]. La conséquence est que l’on ne peut présenter la loi d’un point de vue purement philosophique [NG2, 765].

Le deuxième volume se termine par une conclusion générale [NG2, 769-777]. Dans cette conclusion, nous trouvons des idées et des références très significatives. L’auteur commence par une phrase de Blondel selon laquelle le surnaturel est absolument nécessaire et en même temps absolument impossible pour l’homme. Ce qui est à comprendre dans le sens d’un surnaturel impossible pour les forces naturelles, et en même temps nécessaire, bien qu’il soit gratuit [NG2, 769]. La grâce est donc la perfection de la nature, mais pas comme un simple supplément de facto. L’auteur la présente de manière analogue à la relation de la matière à la forme, car tel serait l’appétit naturel de l’intelligence par rapport à la vision de l’essence divine. L’auteur cite à l’appui un texte de saint Thomas [7]. De là découle que cette ordination est inscrite dans la structure même de toute personne créée.

L’auteur ne manque pas de rappeler que ces questions des rapports entre nature et grâce sont à comprendre dans le cadre de la théologie trinitaire [NG2, 770]. Selon l’auteur, l’hypothèse de la nature pure trouve son origine dans une perspective qui privilégie la relation abstraite de la nature à Dieu, et qui perd de vue la finalité pour insister davantage sur l’efficience [NG2, 771]. Elle estime que le concile Vatican ii a tenté de rééquilibrer la question en mettant l’accent sur la notion de vocation [NG2, 771-772]. C’est précisément pour cette raison que l’hypothèse des limbes [NG2, 772] ou d’une morale purement naturelle [NG2, 773] doit être écartée. L’auteur appuie cette affirmation, sur laquelle elle insiste beaucoup, sur quelques textes de Gilson, pour qui l’idée d’une fin naturelle et d’une éthique naturelle dépendrait d’auteurs du XIVe siècle, mais non de saint Thomas, ni même de Duns Scot [NG2, 774]. Elle s’appuie également sur l’ouvrage de Denis J. M. Bradley, Aquinas on the twofold human good, pour critiquer toute tentative d’éthique autonome. Un texte de Gilson, invitant à une philosophie chrétienne soutenue par la théologie, clôt ce volume [NG2, 776].

2.3. Quelques observations d’ordre général 

Le double ouvrage que nous recensons procède à nombre d’études comparatives touchant le vocabulaire thomasien, mais, à notre avis, il manque une réflexion spéculative sur les notions fondamentales que l’auteur utilise fréquemment. Qu’entend-on par fin ? Que veut-on dire lorsque l’on affirme qu’une fin est inscrite dans la nature ? C’est quelque chose qui devrait être élucidé en détail, mais nous ne trouvons pas dans l’ouvrage l’explication attendue.

En même temps, bien que l’auteur ait parcouru dans l’ordre chronologique les textes de l’Aquinate sur chacun des sujets abordés, on est déconcerté par le fait que certains points ne soient pas examinés. En effet, un changement notable s’est produit dans la pensée de saint Thomas à propos des dispositions à la grâce, touchant la question de savoir si elles peuvent – oui ou non – venir de la nature. Mais c’est à peine si la question occupe une note dans le deuxième volume [8]. Étant donné que le but de l’ouvrage est d’analyser la relation entre la nature et la grâce chez saint Thomas, le sujet aurait mérité qu’on s’y attarde davantage [9]. De même, il est surprenant que le principe selon lequel les actes et les habitus sont spécifiés par la ratio formalis obiecti (la raison formelle de l’objet), principe fondamental chez saint Thomas, soit à peine développé lorsque l’on parle des vertus morales infuses.

Par ailleurs, il aurait été très enrichissant de présenter exactement ce que l’auteur, dans son interprétation de saint Thomas, a voulu retenir de Lubac. on trouve quelques références éparses à Lubac, mais aucun paragraphe où est exposé de façon systématique ce que le théologien jésuite a dit. C’est curieux, parce que l’ouvrage de Feingold [10], auquel s’oppose l’auteur [11], comporte un chapitre sur ce sujet [12]. on peut évidemment se demander si Feingold fait une présentation puis une critique exactes de la pensée de Lubac, mais au moins il l’énonce en détail [13]. De même, l’opinion sur la nature pure, qui est critiquée, n’est jamais exposée en détail, comme s’il n’y avait pas de différence, par exemple, entre la présentation qu’en ont faite les auteurs dominicains et celle des jésuites [14].

Donnons un exemple concret de ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent : l’auteur accepte-t-elle l’affirmation de Lubac selon laquelle chez saint Thomas tout amour volontaire de dieu est surnaturel ? Lubac, de façon très cohérente avec ses principes, arrive à cette conclusion [15]. En effet, s’il n’y a pas d’autre fin ultime que le surnaturel, tout amour volontaire de dieu doit être surnaturel ; or les données textuelles de saint Thomas ne vont pas dans ce sens, comme l’a bien montré le père Gagnebet [16]. Nous n’avons pratiquement rien trouvé dans l’ouvrage à ce sujet.

3. L’ORDINATION À UNE FIN

Que veut-on signifier lorsque l’on dit : « L’homme est ordonné à la fin de la vision béatifique » ? Pour le comprendre, il faut saisir ce que signifie être ordonné à une fin. Si l’on veut comprendre la doctrine de saint Thomas dans ce domaine, il faut se rappeler l’enseignement du saint docteur lui-même sur la manière d’apprendre la philosophie : à savoir que l’acquisition de bases préalables en logique, en mathématique et en physique est indispensable [17]. Que l’on soit ou non d’accord avec cette affirmation, il n’en reste pas moins que, pour comprendre les affirmations métaphysiques de saint Thomas, il faut garder à l’esprit ses explications physiques. Lorsque l’on parle d’ordination à une fin, c’est absolument nécessaire [18].

Dans cette section, nous rappellerons d’abord que pour saint Thomas tous les mouvements et toute la réalité naturelle dépendent du mouvement des sphères célestes [§ 3.1], puis nous présenterons quelques principes généraux sur la fin et la forme [§ 3.2]. En troisième lieu, nous parlerons des inclinations naturelles [§ 3.3], pour souligner, en quatrième lieu, comment, selon saint Thomas, les inclinations naturelles subsistent à la fin du monde [§ 3.4]. Ce dernier point permettra de mieux cerner la notion d’appétit naturel et le principe selon lequel cet appétit ne peut être vain.

 

3.1. Tous les mouvements dépendent des sphères

Dans la pensée de saint Thomas, tous les mouvements de la nature dépendent du mouvement permanent, régulier et circulaire des sphères célestes. Celui-ci dépend à son tour de certaines « intelligences » qui les meuvent [19]. Cet enchaînement de mouvements réguliers, qui sont à l’œuvre sur le substrat des quatre éléments [20], donne naissance à toute la variété des substances de la nature. C’est de cette façon que saint Thomas explique que la régularité dans la nature ne peut dépendre de la participation à un monde idéal immobile et toujours identique à lui-même [21].

Pour saint Thomas, cette idée est si claire qu’il affirme qu’à la fin du monde, ce qui arrivera, c’est que les anges arrêteront les sphères célestes ; en conséquence, la génération et la corruption cesseront. Pour cette raison, les corps composés, tels que les minéraux, les plantes ou les animaux, cesseront d’exister, puisque leurs formes dépendent de ce mouvement des corps célestes [22]. dans la transformation finale du monde, seuls subsisteront donc les éléments simples, les sphères célestes [23] et l’homme. En effet, la forme de l’homme ne dépend pas de l’influx des sphères célestes, puisqu’il a été créé immédiatement par Dieu et qu’il est subsistant [24]. Dans les éléments eux-mêmes, l’action et la passion ne subsisteront pas, puisqu’elles dépendent du mouvement des sphères célestes [25]. Nous reviendrons plus loin sur ces textes pour expliquer que chez saint Thomas les appetitus sont en relation avec l’intervention des causes.

On comprend très bien que, pour saint Thomas, la nature (et donc la matière et la forme) n’est pas une force mystérieuse inscrite dans les choses (vis insita rebus) qui les conduirait à se mouvoir vers la fin par elles-mêmes et séparément des causes. Le mouvement naturel au contraire dépend toujours du mouvement des corps célestes. De fait, saint Thomas considère « qu’il faut se moquer de ceux qui, voulant corriger la définition de la nature donnée par Aristote, ont tenté de définir la nature par quelque chose d’absolu, en disant que la nature serait une force inscrite dans les choses ou quelque chose de ce genre [26] », à la place de la notion aristotélicienne : « La nature est principe de mouvement et de repos dans ce en quoi elle est [27]. » Parmi ceux qui ont suivi la définition de la « force inscrite dans les choses (vis insita) », on peut compter saint Bonaventure [28], bien que cet auteur ait également utilisé la notion aristotélicienne. Guillaume de Conches et Vincent de Beauvais avaient déjà utilisé la notion de « force inscrite (vis insita) » auparavant [29]. Un auteur postérieur qui l’a beaucoup utilisée, c’est Leibniz. Il a même rédigé un opuscule paru en 1698 et intitulé « De la nature ou de la force inscrite dans les créatures et de leurs actions » (De ipsa natura sive de vi insita actionibusque creaturarum [30]). Cette notion de « force inscrite (vis insita) » était très cohérente avec sa conception platonicienne et avec sa notion de entelecheia en tant que tendance interne [31].

Saint Thomas ne s’oppose pas à l’idée que la nature soit un principe de mouvement intérieur [32], mais il ne la considère pas comme une force (vis) indépendante du mouvement qui procède des sphères. De fait, dans un mouvement naturel, la nature d’une réalité donnée collabore et intervient dans ce mouvement, mais pas de manière autonome par rapport à la force (vis) qui procède des sphères célestes.

Ces idées pourraient apparaître comme une simple curiosité de la physique d’Aristote et de saint Thomas, une théorie aujourd’hui dépassée. Elles contiennent au contraire un principe très profond, à savoir que la réalité des choses, leur forme même, dépend du concours causal. En beaucoup d’occasions, saint Thomas insiste sur le fait que la forme des choses n’est pas infusée (on laisse de côté ici le surnaturel et le cas de l’âme humaine) par un mystérieux producteur de formes, mais qu’elle est tirée de [33] la matière (dans ses différents niveaux d’organisation) par un agent [34]. Les textes auxquels nous nous sommes référés ci-dessus nous rappellent, en outre, que, pour que les corps naturels continuent d’exister, une cause permanente est nécessaire. Nous savons évidemment aujourd’hui qu’il ne s’agit pas des sphères célestes, mais on peut voir leur équivalent dans les forces particulièrement stables du noyau atomique [35]. Il faut éviter l’illusion de penser les substances de la nature comme complètement fermées sur elles-mêmes, et dotées de forces mystérieuses qui les feraient agir.

3.2. La fin et la forme

La première chose dont il faut se souvenir est que la fin proprement dite est dans l’esprit de celui qui se dispose à agir [36]. Cette fin donne lieu à une action de l’agent qui, à son tour, détermine la forme de la chose engendrée. À partir de cette forme, la réalité en question effectuera (sous la motion de différentes causes) certaines opérations conformément à sa nature (forme), actions et opérations qui peuvent être considérées comme sa fin. d’autre part :

Le bien en effet, selon qu’il est la fin d’un être, se présente de deux manières. Il y a en effet une fin qui est extérieure à celui qui tend vers la fin, par exemple lorsqu’on dit que le lieu est la fin de celui qui se meut vers le lieu. Mais il y a aussi une fin intérieure, comme la forme qui est la fin de la génération et de l’altération, et la forme déjà atteinte est un bien intrinsèque pour celui dont c’est la forme [37].

La forme est la fin de la génération, mais n’est pas la fin de ce qui est engendré [38], laquelle fin sera atteinte par une opération déterminée.

En même temps, saint Thomas parle de fins imposées par la nature (inditi a natura). Avec cette terminologie, il explique que les opérations des animaux, en ce qui concerne leur forme, dépendent de ce qu’ils reçoivent des sens : le mouvement d’un animal dépend de ce qu’il perçoit. Mais la fin à laquelle ce mouvement est ordonné (par exemple, la recherche de nourriture) dépend de leur instinct, c’est-à-dire de leur « estimative » naturelle qui est un certain organe, qui suit leur forme, et selon lequel ils effectuent cette opération [39]. La forme est le principe du mouvement, mais elle dépend d’un agent extérieur, à savoir, dans la nature, les sphères célestes [40].

Ce mouvement qui vient des sphères célestes, où se trouve la vis ou force dont dépendent les autres mouvements, est reçu par chaque réalité selon sa forme [41]. Il faut donc dire qu’une inclination, que saint Thomas appellera appetitus, suit chaque forme. Mais le terme appetitus peut avoir plusieurs significations et se situer à plusieurs niveaux. L’un d’eux est celui des puissances appétitives, que ce soit au niveau sensible ou intellectuel [42].

 

3.3. La question de l’inclination ou de l’appétit

Nous avons donc établi qu’il existe dans les choses un certain appetitus, dépendant de la forme, qui apparaît parfois comme un amour ou un désir (amor ou desiderium) de sa propre perfection. Cet appetitus peut aussi être une potentia, comme nous l’avons relevé plus haut en parlant des puissances appétitives. Dans tous les cas, saint Thomas explique que, pour que l’amour se produise, il faut qu’il y ait une certaine proportion ou similitude, comme il le dit en parlant des causes de l’amour [43]. Dans l’appétit intellectuel, le choix libre existe dans la mesure où l’on peut choisir entre des moyens qui ne sont pas nécessaires, la motion divine vers le bien étant toujours supposée [44].

La présence de cette proportion ou similitude (habitudo ou coaptatio) aura pour conséquence que l’appetitus tendra vers le bien de manière naturelle, c’est-à-dire en coopérant avec ce mouvement, par opposition aux mouvements violents.

Et c’est ainsi que toutes les réalités naturelles sont inclinées vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mêmes quelque principe d’inclination grâce auquel leur inclination est naturelle, de sorte qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mêmes vers les fins normales, et ne sont pas seulement conduites [ducantur]. En effet, ce sont seulement les réalités mues violemment qui sont « conduites », car elles n’apportent rien [nil conferunt] au moteur ; mais les réalités naturelles « vont » aussi vers la fin, en tant que, par le principe mis en elles, elles coopèrent [cooperantur] à ce qui incline et dirige […]. Si toutes choses étaient inclinées vers le bien sans avoir en elles-mêmes aucun principe d’inclination, on pourrait les dire conduites vers le bien, mais non désirant [appetentia] le bien. Mais, en raison du principe mis en elle (ratione inditi principii), toutes sont dites désirer le bien, comme tendant spontanément vers le bien […], car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce à quoi elle est divinement ordonnée [45]

Un exemple que prend saint Thomas, et que nous verrons plus en détail ci-dessous, est celui de la matière qui désire la forme, ou de l’intellect qui désire connaître [46]. or toutes ces tendances (à recevoir la forme ou à connaître) dépendent toujours de quelque chose d’actif, et il y a en elles toujours un aspect passif, ce qui est particulièrement clair dans le cas de la matière vers la forme. Dans ce cas, « il ne s’ensuit pas que, s’il n’y a dans la matière qu’une puissance passive, la génération ne soit pas naturelle, car la matière coopère [coadjuvat] à la génération, non pas en agissant, mais dans la mesure où elle est capable de recevoir une telle action : cette capacité est appelée l’appétit de la matière, et l’inchoation de la forme [47] ». Lorsqu’on parle d’un mouvement naturel, l’appétit se réfère à une disposition passive, qui engendre un mouvement lorsque le principe actif correspondant est donné. outre l’exemple de la matière, l’exemple des marées est très clair : l’eau a un mouvement naturel dû au ciel, et simultanément un autre dû à l’action de la lune [48].

C’est précisément en traitant des marées que saint Thomas présente un principe général très important pour le sujet de l’appetitus : ce qu’une nature supérieure (corps céleste) produit dans une nature inférieure, conformément à l’ordination divine, n’est pas violent [49]. Pour qu’une chose soit violente, il faut que soit vérifié le principe selon lequel elle n’intervient pas dans ce mouvement (« nihil conferente vim passo [50] ») ; mais nous avons déjà vu qu’il y a diverses manières de collaborer, et celle de la matière, par exemple, est de recevoir l’action de l’agent. Dans le cas des marées, il y a un mouvement naturel dû à l’action de la lune, mais il serait tout aussi naturel qu’il n’y ait pas ce mouvement si la sphère de la lune était absente.

3.4. Les inclinations naturelles à la fin du monde

Pour vérifier cette façon de comprendre que les désirs sont en relation avec la série des causes, il est très intéressant de se tourner vers les articles où saint Thomas parle de la fin du monde. Il s’agit du Scriptum super Sent., iV, d. 48, q. 2 et du De potentia, q. 5. Pour saint Thomas, lorsque le mouvement des sphères célestes s’arrêtera à la fin du monde, la génération et la corruption cesseront, et les corps composés ne subsisteront plus, à l’exception de l’homme, en raison de son âme créée immédiatement par Dieu. Dans ce contexte, nous découvrons des observations très intéressantes sur l’appetitus et les inclinations naturelles lorsque le mouvement des sphères célestes aura cessé.

Saint Thomas explique que les corps célestes et les éléments (terre, eau, air et feu) ont des mouvements naturels, et un appetitus pour ces mouvements, mais que la réalisation de ces mouvements est dépendante de certaines causes qui cesseront d’agir à un moment donné. C’est pourquoi saint Thomas dit explicitement que le désir naturel de durer toujours (appetitus naturalis ad perpetuitatem) des plantes et des animaux (en tant qu’espèces) « doit être pris selon le rapport au mouvement du ciel […] et donc si, lorsque le mouvement du premier moteur cessera, les plantes et les animaux ne demeurent pas selon leur espèce, il ne s’ensuivra pas que l’appétit naturel soit frustré [51] ». De même, « l’intention de la nature vise la perpétuité dans la conservation des espèces, aussi longtemps que dure le mouvement du ciel [52] ».

Plus intéressante encore est la réponse à une objection sur l’appétit de la matière par rapport à la forme. Cette question est très pertinente : saint Thomas compare en effet le rapport de la matière à la forme au rapport de l’âme à la charité [53], ce que l’auteur a rappelé dans la conclusion du deuxième volume [NG2, 769-770]. Dans le De potentia, q. 5, a. 8, l’Aquinate explique que, même si les éléments subsisteront à la fin du monde, et donc conserveront leurs formes (d’où s’ensuit un appétit), cependant l’action et la passion, qui dépendent du mouvement du ciel, ne seront pas conservées en eux. Dans la matière de l’élément, il y a un appétit vers une autre forme, mais « la matière ne suffit pour l’action que si l’on pose un principe actif. L’appétit de la matière est donc insuffisant pour prouver [qu’il y ait de] l’action dans les éléments, une fois soustrait le mouvement du ciel, d’où vient le premier principe de l’action [54] ».

Dans le même ordre d’idées, saint Thomas affirme que le feu, par sa forme, est incliné vers un lieu élevé [55]. Quand il explique que le corps humain restera incorruptible (corps composé d’éléments), cela soulève un problème, car les éléments qui sont dans le mixte (in mixto) désirent leur juste place selon un appétit naturel, et cela rend les corps corruptibles. Saint Thomas précise qu’il y aura dans l’homme un principe incorruptible qui pourra le préserver de la corruptibilité, et qui plus est sans violence, car il s’agira de quelque chose d’intrinsèque. À l’objection possible du mouvement naturel des éléments par leur appétit naturel, il répond : « L’appétit naturel qu’ont les éléments de tendre vers leurs lieux propres sera retenu par la domination de l’âme sur le corps, afin que la dissolution des éléments ne se produise pas ; car les éléments auront dans le corps humain un être plus parfait qu’ils n’en auraient dans leurs lieux naturels [56]. » L’inclination naturelle des éléments ne sera pas non plus un obstacle à l’agilité des corps glorieux [57].

De tous ces textes ressort clairement l’idée centrale selon laquelle le désir ou l’inclination (appetitus ou inclinatio) est quelque chose de fondamentalement passif, en ce sens qu’il nécessite en tout état de cause un principe actif. L’existence d’un tel appetitus indique qu’il y a une collaboration de la réalité dans laquelle se trouve cet appétit, pour qu’il puisse atteindre une fin déterminée. or à tout cela est supposé un concours causal, car dans les animaux et les plantes il y a un appetitus pour rester dans l’être, ou dans les éléments il y a un appetitus pour aller à leur place naturelle, étant supposé le mouvement des cieux. Lorsque le mouvement des cieux cesse, le fait qu’ils n’atteignent pas ce but ne signifie pas qu’un tel désir soit vain. Les corps célestes eux-mêmes, naturellement mus par les « intelligences », resteront également immobiles, et cette situation ne leur sera pas moins naturelle que l’autre [58]

Un exemple permettra de mieux comprendre le sens de l’appetitus inspiré de la physique de saint Thomas. Le soleil, agissant sur une réalité déterminée, produit un effet qu’il ne produirait pas s’il agissait sur une autre réalité qui n’a pas cette forme. Cette forme dépend à son tour d’actuations antérieures du soleil et du reste des sphères. Pour parler concrètement, le soleil et les éléments nutritifs, en agissant sur un pommier, produisent des pommes ; s’ils agissent sur un ensemble d’éléments, même en quantité identique à ceux du pommier, mais sans la forme du pommier, ils ne produisent rien. Dans le pommier, il y a une inclination ou appetitus à agir selon sa forme, mais il est clair que, sans l’action du soleil et des autres causes, il ne produira rien. on pourrait dire que le pommier a toujours le même appetitus, en ce sens qu’il possède une forme à partir de laquelle, étant supposé le concours causal approprié, l’effet s’ensuivra.

Lorsque le pommier passe à l’acte (lorsqu’il porte du fruit), le pommier lui-même communique en quelque manière sa forme, car il donne un ordre à la causalité venant de l’extérieur. Pour reprendre la terminologie actuelle, il ne se limite pas à recevoir les échanges de masse et d’énergie avec l’extérieur, mais donne lieu à une communication d’informations, qui se traduit par la production de pommes [59]. Le concours de causes qui donne lieu à une forme étant supposé, logiquement l’appétit qui découle de cette forme n’est pas vain, car les causes qui ont produit cette forme sont les mêmes que celles qui permettront son passage à l’acte. Ainsi se produit l’opération de la réalité en question, en l’occurrence du pommier. Puisque cette opération correspond à sa forme, il s’ensuit que le pommier « désire » cette opération.

Nous devons prêter une attention toute spéciale à l’argumentation de saint Thomas concernant les éléments, la matière première, l’action et la passion. Dans le cas des éléments, leur forme ne dépend pas du mouvement des sphères (bien que la transformation d’une forme en une autre en dépende), et donc les éléments continueront d’exister une fois que les sphères se seront arrêtées. Alors l’appetitus de la matière envers la forme sera affecté, car il n’y aura plus les causes donnant lieu à ce changement constant de formes.

Anticipant ce que nous dirons plus loin, on comprend que saint Thomas compare l’appétit de la matière vers la forme à l’appétit de la nature vers la vision de Dieu [60]. L’existence de la matière première et des éléments, ainsi que l’existence de l’âme, ne dépendent pas du mouvement des sphères. Il y a certainement dans l’âme humaine un appetitus vers la vision de Dieu, dans le sens où, la cause appropriée étant donnée, l’intellect humain produira cette vision. De même, il y a dans la matière première un appetitus vers la forme, qui mène à l’incessant changement de forme des éléments, mais ce changement requiert la cause du mouvement des cieux.

Si la cause appropriée n’est pas donnée, ni la vision béatifique, ni le changement de forme des éléments ne se produiront. L’appetitus de l’âme rationnelle consiste précisément en sa capacité de connaître indéfiniment, ce qui se manifeste par le fait qu’elle veut connaître autre chose une fois qu’elle a connu une chose. L’appétit de la matière vient de ce qu’aucune forme ne la comble pleinement. Ainsi, l’appetitus indique simplement que cette réalité va collaborer en raison de sa forme, si le concours causal approprié a lieu. Si ce concours causal n’a pas lieu, la situation qui se présentera sera simplement différente : les éléments cesseront d’avoir l’action et la passion, mais cette situation ne signifie pas que leur appétit sera vain. Si nous faisons l’analogie avec l’âme dans sa relation au surnaturel, le fait que l’âme ne reçoive pas la vision de Dieu ne rend pas son désir vain, car il a tout simplement manqué la cause appropriée pour cela. De fait, dans les deux passages où saint Thomas parle des limbes, comme nous le verrons au § 4.2, ce qu’il dit précisément, c’est que l’appétit naturel de l’âme n’empêche pas l’âme de jouir d’un bonheur naturel [61].

(à suivre [62])

L’abbé Eduardo Vadillo Romero, né en 1970, a été ordonné prêtre en 1995 pour l’archidiocèse de Tolède. Docteur en théologie dogmatique (thèse sur La controversia de la sustancia sobrenatural en los teólogos dominicos españoles del siglo XVii, una reflexión fundamental sobre la gracia creada, Roma, Pontificia Universitas Gregoriana, 1999) et en théologie et sciences patristiques (thèse sur Formación y evolución de la doctrina agustiniana sobre la Electio divina, Roma, Pontificia Universitas Lateranensis, 2003), il est titulaire de la chaire de dogmatique à l’Institut théologique Saint-Ildefonse de Tolède, et donne des cours d’anthropologie théologique, d’ecclésiologie et de théologie fondamentale.  

[1] NG1 dans la suite de cette recension.

[2] NG2 dans la suite de cette recension.

[3] « De la nature et de la grâce chez saint Thomas d’Aquin à propos d’un livre récent », Revue Thomiste, 122 (2022), 347-355.

[4]  Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 105 (2021), pp. 142-147.

[5] Le Bien premier et souverain est dieu lui-même ; cf. saint Thomas, Somme de théologie, I, q. 6, a. 2 (NdLR).

[6] Pie XII, encyclique Humani generis du 12 août 1950, Denzinger-Schönmetzer, n° 3891 : « d’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique » (NdLR). 

[7]  ST, II II, 2, 9, ad 1.

[8]  NG2, 251, note 199.

[9] il est en revanche remarquable que le père Santiago Ramírez, o. p., dans son manuel sur la grâce datant des années 1930-40, quoique publié à titre posthume, traite longuement ce sujet lorsqu’il étudie la question des dispositions à la grâce, et procède à de nombreuses comparaisons de textes d’auteurs contemporains : I. Ramírez, De gratia, Salmanticæ, 1992, I, 340-363.

[10] l. Feingold, The Natural Desire to See God According to St. Thomas Aquinas and His Interpreters, Naples (Florida), Sapientia Press of Ave Maria University, 2010.

[11] NG1, 119-120 ; 154-155 ; 700-702, parmi beaucoup d’autres lieux.

[12] Cf. ibid., 295-315.

[13] Cf. ibid., 317-395.

[14] Les controverses sur la liberté et la grâce étaient étroitement liées aux diverses manières de concevoir le surnaturel : cf. E. Vadillo Romero, La controversia de la sustancia sobrenatural en los teólogos dominicos españoles del siglo XVII, una reflexión fundamental sobre la gracia creada, Toledo, Estudio Teológico de San Ildefonso, 2001.

[15] Cf. H. de Lubac, s. j., Surnaturel, Paris, Aubier, 1946, pp. 250-251.

[16] Cf. R. Gagnebet, o. p., « L’amour naturel de dieu chez saint Thomas et ses contemporains », in Revue Thomiste 48 (1948), pp. 394-446. 

[17] Cf. Sent. Eth., 6, 7, 17.

[18] Le recenseur va se situer ici, non dans une discussion sur la validité en elles-mêmes des conceptions cosmologiques de saint Thomas, mais dans une ligne de saine épistémologie. Pour saisir du dedans la portée exacte des thèses métaphysiques du Docteur commun, il faut comprendre le sens des mots qu’il emploie, mis en œuvre à partir d’analyses physiques en partie conditionnées par l’état de la science de son temps (NdLR).

[19] L’ouvrage classique sur ce sujet est celui de Thomas Litt, ocso, Les corps célestes dans l’univers de Saint Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, Publications universitaires, 1963.

[20] Pour les anciens philosophes grecs, les quatre éléments sont l’air, la terre, l’eau et le feu (NdLR).

[21] De veritate, 5, 9.

[22] Sent., IV, d. 48, q. 2, a. 5 ; De potentia, q. 5, a. 9.

[23] De potentia, q. 5, a. 7.

[24] De potentia, q. 5, a. 10.

[25] De potentia, q. 5, a. 8.

[26] In Phys., 2, 1, n. 5 : « Unde deridendi sunt qui volentes definitionem Aristotelis corrigere, naturam per aliquid absolutum definire conati sunt, dicentes quod natura est vis insita rebus, vel aliquid hujusmodi. »

[27] Aristote, Physiques, II, 1, 192 b 21-23. 

[28] Bonaventure, In II Sententiarum, dist. 18, a. 1, q. 2, ad 5 : « Vis insita rebus, secundum quam res naturales peragunt cursus suos et motus solitos » [Quaracchi, t. 2, p. 437].

[29] Cf. I. Draelants, E. Frunzeanu, « Creation, Generation, Force, Motion and habit : Medieval Theoretical definitions of Nature », dans F. Bretelle-Establet, M. Gaille, M. Katouzian-Safardi (ed.), Making Sense of Health, Disease, and the Environment in Cross-Cultural History : The Arabic-Islamic World, China, Europe, and North America, Cham, Springer Nature Switzerland, 2019, 27-60 [34-44].

[30] G. W. Leibniz, Opera philosophica quæ extant latina, gallica, germanica omnia, Berolinii, 1840, pp. 154-160. 

[31] Chez Aristote, l’entéléchie est l’état de perfection, de parfait accomplissement de l’être, par opposition à l’être en puissance, inachevé et incomplet. C’est le principe métaphysique qui détermine un être à une existence définie. L’étymologie grecque de entelecheia marque la continuité d’existence, l’actualité, l’existence de fait, l’énergie agissante et efficace (NdLR).

[32] In Phys., 2, 14, n. 8.

[33] dans le langage technique des philosophes, on dit : « La forme est éduite de la matière » (NdLR). 

[34] De veritate, 11, 1.

[35] Cf. G. Basti, Filosofia della Natura e della Scienza, vol. I, Roma, Lateran University Press, 2002, p. 352 ; id., De la física de la información al conocimiento y libertad de la persona, Toledo, Instituto Teológico San Ildefonso, 2019, pp. 335-336. il ne s’agit pas de prôner un concordisme entre la cosmologie de saint Thomas et la cosmologie actuelle, loin de là, mais de comprendre que certaines intuitions de l’hylémorphisme permettent de proposer une ontologie sous-jacente à la théorie quantique des champs. Cf. F. Panizzoli, « Quale ontologia per la TQC ? », dans G. Preparata (ed. F. Panizzoli, G. Vitiello), Una introduzione a una fisica quantistica realistica, Roma, Aracne, 2023, pp. 99-117.

[36] In Met., 12, 4, n. 16.

[37] In Met., 12, 12, n. 1.

[38] Sent., iV, d. 8, 1a, ad 1.

[39] Cf. ST, I, q. 18, a. 3 : « Mais, quoique les animaux de cette sorte [les animaux supérieurs] reçoivent des sens la forme qui est le principe de leur mouvement, cependant ils ne se fixent pas à eux-mêmes la fin de leur opération ou de leur mouvement ; cette fin est inscrite en eux par la nature (inditus a natura), qui les pousse à se mouvoir en vertu de leur forme à faire telle ou telle action. »

[40] on peut voir un lien entre cette conception de saint Thomas et certaines explications de la thermodynamique d’Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie. Selon G. Basti, « l’intuition [de Prigogine] apporte donc une contribution opérationnelle essentielle à la redécouverte du concept physique de forme naturelle (par opposition à la forme intentionnelle qui est de type cognitif) en tant que “principe passif de repos et de mouvement” (= du devenir) intrinsèque aux corps physiques composés ou “terrestres”. Principe passif, au sens de dépendant de l’évolution de l’univers. C’est-à-dire dépendant de l’action de causes purement naturelles (la matière des corps célestes, suprêmement active à divers degrés) dès le commencement de l’univers sur les éléments des corps composés, et donc contre l’interprétation vitaliste leibnizienne de l’entéléchie aristotélicienne moderne, entendue comme principe actif » (G. Basti, « L’istanza analogica nelle scienza del cervello : considerazioni filosofiche », dans Epistemologia n° 9 (1986), pp. 258-259 [traduction par la rédaction]).

[41] C’est précisément pour cela que cette conception n’est pas mécaniste, car l’influence extérieure est modulée et modifiée d’une manière telle que le principe d’action et de réaction ne peut être simplement appliqué, mais qu’une dynamique non linéaire et chaotique entre en jeu.

[42] ST, I, q. 80, a. 1.

[43] ST, I II, q. 27, a. 1 ; In de Div. nom., 4, 9.

[44] ST, I II, q. 9, a. 3 ; I II, q. 9, a. 6.

[45] De veritate, 22, 1, trad. Fr. André Aniorté, o. s. b., Le Barroux, Éditions SainteMadeleine, 2011, t. 2, pp. 1606-1608 (traduction légèrement modifiée – réd.).

[46] In Met.1, 1, 2.

[47] Sent., II, d. 18, 1, 2.

[48] Sent., II, d. 14, a. 5, ad 4.

[49] De potentia, q. 6, a. 1, ad 17 ; cf. De potentia, q. 4, a. 1, ad 20.

[50] In Phys., 5, 10, n. 4.

[51] Sent., IV, d. 48, q. 2, a. 5, ad 5.

[52] De potentia, q. 5, a. 9, ad 3.

[53] ST, II II, q. 2, a. 9, ad 1.

[54] De potentia, q. 5, a. 8, ad 3, trad. Fr. André Aniorté, op. cit., p. 595.

[55] ST, I, q. 80, a. 1.

[56] De potentia, q. 5, a. 10, ad 7.

[57] Summa contra Gentiles, 4, 87, n. 2.

[58] De potentia, q. 5, a. 5, surtout ad 12.

[59] Cf. G. Basti, De la física de la información…, op. cit., pp. 336-337.

[60] ST, II II, q. 2, a. 9, ad 1.

[61] Sent., II, d. 39, 2, 2, ad 2 ; De malo, 5, 3, ad 1.

[62] La deuxième partie de la recension traitera de l’ordination de l’homme à la fin surnaturelle, en apportant quelques commentaires sur les explications données par Mère Marie de l’Assomption.

IIe partie

[parue dans Sedes Sapientiae n° 170, décembre 2024.

N.B. Voir aussi les Corrections à la suite de cette IIe partie.] 

Les thèses d’Henri de Lubac sur la nature et la grâce constituent-elles l’interprétation la plus correcte de saint Thomas ? C’est ce que soutient, en deux gros volumes, Mère Marie de l’Assomption, o. p. En bref : même si la vision de Dieu n’est pas requise par la nature humaine, Dieu, étant supposées sa sagesse et sa bonté, ne pourrait pas ne pas lui offrir cette vision ; de telle sorte qu’on ne pourrait réellement concevoir une créature intellectuelle qui ne soit pas appelée à la vision bienheureuse. L’argument fondamental invoqué en faveur de cette lecture est l’insistance avec laquelle saint Thomas souligne qu’il existe un appétit naturel de voir Dieu. Un appétit naturel ne pouvant rester vain, aucune autre fin ultime que la vision de Dieu n’est dès lors concevable pour l’homme. Mère Marie de l’Assomption explique les diverses affirmations de saint Thomas de la manière suivante : il existe un appétit de l’intellect pour la vision bienheureuse, tandis que celui de la volonté vise le bien en général.

L’abbé Eduardo Vadillo Romero a recensé les ouvrages de Mère Marie de l’Assomption dans la revue espagnole Espíritu (vol. LXXII, n° 167, janvier-juin 2024, pp. 129-176). Sedes Sapientiæ publie, en deux livraisons, la traduction française de cette recension.

Dans la première partie (Sedes Sapientiæ, n°169), E. Vadillo Romero a largement présenté les deux ouvrages de Mère Marie de l’Assomption, et mis en lumière diverses insuffisances de sa thèse en ce qui concerne, chez saint Thomas, l’ordination à une fin, l’insertion des mouvements dans le cosmos, le rapport entre fin et forme, la question de l’inclination et de l’appétit, en considérant en particulier la situation des inclinations naturelles à la fin du monde.

Dans cette seconde partie, le recenseur examine de plus près ce qui concerne l’ordination de l’être humain à la fin surnaturelle, ainsi que l’épineuse question de l’appétit naturel de voir Dieu (tant pour la volonté que pour l’intelligence, en étudiant le cas des limbes des petits enfants, et la question de l’accroissement possiblement illimité de la grâce créée). E. Vadillo prolonge sa critique en mettant en lumière ce qu’il estime être un fond néoplatonicien dans la position de l’auteur.

Cet article demande une certaine application au lecteur qui n’est pas familier avec les problématiques abordées. L’effort consenti sera récompensé.

 

Mère Marie de l’Assomption, o. p., Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin. L’homme capable de Dieu, Paris, Parole et Silence, 2021, 858 pages.

Mère Marie de l’Assomption, o. p., De la grâce à la béatitude. Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin II. Nouvelles perspectives, Paris, Parole et Silence, 2022, 828 pages.

Après avoir présenté les deux ouvrages de l’auteur et réfléchi sur ce que signifie l’ordination en vue d’une fin chez saint Thomas, il nous reste à aborder la question de l’ordination de l’homme à la fin surnaturelle, avant de faire quelques observations sur les explications de l’auteur.

  4. L’ordination de l’homme à la fin surnaturelle

La fin ultime à laquelle Dieu a destiné l’homme, selon l’explication de saint Thomas, qui ne fait qu’exposer la foi catholique, est la vision de Dieu. Sur ce point, il n’y a pas le moindre doute. Cette vision de Dieu dépasse les forces de la créature : elle relève du domaine surnaturel.

La difficulté à interpréter les textes de l’Aquinate vient de ce que, en parlant de la vision de Dieu comme fin ultime de l’homme, il emploie à plusieurs reprises l’argument selon lequel il existe un appetitus ou désir naturel de voir Dieu. Lorsqu’elle connaît quelque chose, l’intelligence désire en connaître la cause de mieux en mieux, et cet appétit ne s’apaisera que lorsque la connaissance de Dieu, cause première, sera atteinte. Ces textes sont étudiés en détail par l’auteur [NG1 701-718]. Or nous trouvons chez saint Thomas une autre série de textes dans lesquels il affirme que, pour désirer la vision de Dieu, ou mieux, pour désirer Dieu en tant qu’il est objet de béatitude, la volonté doit être élevée par les vertus théologales, en particulier par la vertu d’espérance [1].

S’il existe un appetitus ou désir de voir Dieu, s’il s’agit d’un désir naturel et qu’un désir naturel ne peut être vain, il semble suivre de là que la vision de Dieu est quelque chose qui doit pouvoir se réaliser, et qu’aucune autre fin ultime ne peut être envisagée. Comment faut-il comprendre cet argument de saint Thomas concernant le désir naturel ?

Mère Marie de l’Assomption, dans la ligne de Lubac, soutient qu’il ne peut pas y avoir de fin ultime naturelle, du fait qu’il existe cet appétit naturel de voir Dieu. Étant supposée l’existence de la nature rationnelle, sa fin ultime ne peut être que la vision de Dieu. Au contraire, selon d’autres interprétations proposées par les thomistes dits « classiques » – l’auteur rattache habituellement ces interprétations à la ligne du cardinal Cajetan –, la créature raisonnable a une fin ultime naturelle ; et le désir de la vision, au sens strict, vient de la grâce. Les auteurs qui défendaient ces interprétations avançaient que le terme désir a divers sens chez saint Thomas et ils distinguaient entre un désir naturel, un désir élicite, une simple velléité ou désir conditionnel, etc.

Dans les sous-sections suivantes, nous exposerons tout d’abord [§ 4.1.] les difficultés que soulève à notre avis l’interprétation de l’auteur. Nous traiterons également des affirmations de saint Thomas sur l’absence de peine du sens chez ceux qui meurent avec le seul péché originel, car nous pensons qu’elles s’opposent à l’interprétation de l’auteur [§ 4.2.]. Nous pensons aussi que les affirmations de l’auteur sur la grâce et la charité du Christ comme le maximum possible doivent être révisées [§ 4.3.]. Pour conclure, nous examinerons ce qui, à notre avis, est la source des problèmes que nous rencontrons dans l’interprétation de l’auteur, à savoir qu’elle semble suivre une conception néoplatonicienne de l’appetitus [§ 4.4.], bien qu’elle ne se réfère pas explicitement à cette philosophie.

 4.1. Problèmes liés à l’interprétation de l’auteur

 À notre avis, et sans nier l’effort fourni par l’auteur pour expliquer les textes de saint Thomas, la thèse avancée soulève un certain nombre de problèmes. En particulier, en ce qui concerne la fin et l’appétit [§ 4.1.1.], la question de l’appétit naturel de voir Dieu [§ 4.1.2.] et les relations entre la volonté et l’intelligence [§ 4.1.3.].

 4.1.1. La question de la fin et de l’appétit

 Tout d’abord, nous trouvons profondément confuse la notion d’une fin « liée à la nature rationnelle en tant que telle » [NG1 807], ou d’« ordination inscrite » [NG1 641] ou de « désir naturel […] inscrit par Dieu dans les êtres qu’il a créés » [NG1 774] ; ou « inscrit dans la structure même de toute personne créée » [NG2 770]. Nous avons déjà vu dans les sections précédentes que, pour saint Thomas, la fin, avant d’être obtenue, n’est que dans l’intention de celui qui agit. Ce qu’il y a dans les étants matériels, c’est une forme (qui, selon saint Thomas, dépend de la causalité des sphères célestes), et l’opération de cet étant se réalise selon cette forme et les causes requises. La notion d’appetitus indique simplement que cet étant, en raison de sa forme, collabore en quelque sorte à l’opération à réaliser. Mais la présence de cet appetitus n’implique pas nécessairement qu’il aura un effet, puisque cela dépendra des causes requises. Une chose est l’appetitus dans le sens de ce qui suit la forme, autre chose que cet appétit en vienne à produire son effet (effectus). Le fait que la matière première ne change pas de forme après l’immobilisation des sphères ne signifie pas que son appétit soit frustré, car cet appétit doit s’entendre en relation avec la causalité des cieux.

Dans l’univers de saint Thomas, qui comporte des mouvements continus des sphères célestes, les divers étants effectuent une série d’opérations proportionnées à leurs formes, précisément grâce au mouvement des sphères. Si les mouvements des sphères célestes venaient à changer – saint Thomas pense qu’ils changeront à la fin du monde –, les formes des étants changeraient radicalement. Dans les réalités qui continueraient à exister (la matière première avec les formes élémentaires, en plus des cieux et de l’homme), l’appétit ne serait plus orienté vers ces opérations, qui leur étaient auparavant naturelles. L’explication que saint Thomas donne des marées laisse entendre que la notion de « mouvement naturel » dépend de la présence, dans la nature, d’une cause qui soit à l’origine de ce mouvement.

Le cas de l’homme et de sa fin présente plusieurs particularités. Premièrement, la forme de l’homme, c’est-à-dire l’âme spirituelle, dépend uniquement de la création divine. Deuxièmement, Dieu a destiné l’homme à une fin qui excède la proportion de sa nature, la vision de Dieu. Troisièmement, l’homme est marqué par le péché originel et ses conséquences. Cette fin, qui excède la proportion de la nature de l’homme, ne peut être atteinte que moyennant une série de causes qui dépendent uniquement de Dieu (principalement la grâce, les vertus infuses et les dons), et, dans la disposition actuelle de la providence, aucune autre sorte de secours n’est donnée. En conséquence, dans l’ordre actuel de la providence, seule la fin surnaturelle peut être atteinte.

Cette affirmation doit cependant être nuancée :

– Cette même nature humaine, sous d’autres causes (c’est-à-dire dans une autre disposition de la providence de Dieu), pourrait atteindre une fin qui lui serait simplement proportionnée. Les exemples déjà cités des corps célestes et de la matière l’indiquent assez clairement.

– Certains éléments de cette fin proportionnée à la nature humaine peuvent être atteints dans la situation actuelle.

Il est évident que, même dans le cas hypothétique où l’homme pourrait atteindre un bonheur naturel, ce bonheur ne serait ultime que dans son ordre, car il serait moindre que le bonheur atteint dans la vision de Dieu. Cependant, cela n’empêche pas de parler, en un sens, d’une fin ultime naturelle.

La fin en raison de laquelle se meut l’homme, c’est-à-dire ce qui est dans son intention comme l’objectif ultime, c’est le bonheur. Si la personne est en grâce, elle placera ce bonheur dans le fait d’atteindre la vision de Dieu. Sinon, elle cherchera le bonheur dans les richesses, la renommée, les vertus, etc. Il y a chez saint Thomas un texte très clair, que l’auteur cite, bien qu’elle le relativise en raison de sa position sur l’appétit naturel de voir Dieu : dans le Commentaire des Sentences, saint Thomas parle explicitement de fin ultime commune proportionnée à la capacité humaine (finis ultimus communis proportionatus), qui est la recherche du bonheur [2].

S’il n’y avait pas cette fin ultime ou commune proportionnée à l’homme, nous nous trouverions face à un dilemme :

a) ou bien l’homme ne pourrait pas atteindre la fin de la vision de Dieu par des œuvres proportionnées à la nature humaine ; alors, toutes les œuvres de celui qui n’a pas la foi et la charité seraient des péchés ;

b) ou bien l’homme pourrait atteindre la fin de la vision de Dieu par des œuvres proportionnées à la nature humaine ; et l’on tomberait dans le pélagianisme.

Expliquons le premier cas (a) plus en détail. Une œuvre faite par quelqu’un sans la grâce ou sans la foi se trouve par le fait même privée de la nécessaire ordination à la fin, puisque, dans l’hypothèse de l’auteur, la seule fin ultime (et de plus « inscrite dans la nature ») est la fin surnaturelle. Il s’ensuivrait alors que toutes les œuvres des pécheurs et des païens seraient des péchés. Saint Thomas rejette cette manière de voir à plusieurs reprises [3]. Il explique que « la lumière naturelle de la raison peut diriger l’intention en vue d’un bien connaturel [4] ». Or parler d’intention, c’est parler d’une fin à acquérir par des moyens. Si la fin surnaturelle était inscrite dans la nature, comme l’auteur le répète avec insistance, l’argument de saint Thomas ne serait pas valable, parce que ni ce bien connaturel, ni à plus forte raison les moyens de l’atteindre, ne seraient proportionnés à cette fin surnaturelle.

Voyons maintenant le second membre de l’alternative (b). Si l’on dit que nous pouvons accomplir par nos seules forces des œuvres proportionnées à la fin surnaturelle – inscrite en notre nature d’après l’auteur –, alors certes toutes les œuvres des pécheurs ne seraient pas des péchés, car même sans la grâce, ces œuvres seraient dûment ordonnées à la fin. Mais la conclusion serait que des œuvres proportionnées à la fin de la vision, et donc méritoires, pourraient être faites sans la foi et la charité, ce qui est une doctrine pélagienne rejetée par l’auteur elle-même.

À notre avis, c’est l’un des dangers de supposer la fin déjà inscrite dans la nature. N’importe quelle œuvre bonne accomplie par l’homme (bonne au sens de proportionnée à sa nature, comme le fait d’aimer ses parents), même si elle n’était pas mue par la foi et la charité, aurait en réalité une certaine orientation vers la vision de Dieu du fait de cette fin inscrite. La proximité d’une telle lecture avec la thèse de Rahner sur le « christianisme anonyme » semble assez claire [5].

Répétons-le : la fin, avant qu’elle ne soit atteinte, se trouve uniquement dans l’intention de l’agent. Il y a dans l’homme une forme qui, parce qu’elle est spirituelle, peut connaître la vérité et chercher le bien. Mais, quant à savoir jusqu’où parviendra une telle aspiration au vrai et au bien, cela dépendra de toute une série de causes. Dans l’actuelle disposition de la providence, après le péché originel, le secours de Dieu permet à l’homme d’atteindre la fin surnaturelle. Mais ce même homme, à l’aide de secours différents, pourrait parvenir à une félicité purement naturelle. Et, même s’il ne l’atteint pas, il peut faire des choses qui sont proportionnées à cette félicité naturelle, et qui ne sont donc pas des péchés, bien qu’elles ne méritent pas la vie éternelle.

L’unique argument que l’auteur répète sans cesse est que, du fait qu’il existe en l’homme un appétit pour la vision de Dieu, il ne peut pas se reposer en une fin qui soit inférieure. Nous allons donc examiner comment il faut comprendre l’appétit de la vision, à la lumière de ce que nous avons dit plus haut de l’appétit en général.

 4.1.2. L’appétit naturel de voir Dieu

 En ce qui concerne la question de l’appétit de voir Dieu et l’utilisation de cet argument par saint Thomas, il est tout d’abord nécessaire de souligner l’importance du contexte historique. L’auteur en parle, certes, mais une seule fois et comme en passant [NG1 754-755], alors qu’il est essentiel de se rappeler qu’à l’époque de saint Thomas certains auteurs, sous l’influence de théologiens orientaux, niaient l’immédiateté de la vision, c’est-à-dire que les bienheureux puissent voir Dieu face à face et sans intermédiaire [6]. Cette situation explique en grande partie l’usage que fait saint Thomas de l’argument du désir naturel, et pourquoi il l’emploie si souvent précisément dans la Summa contra gentiles.

En employant cet argument, saint Thomas dit simplement que, puisque l’intellect, lorsqu’il connaît les effets, cherche à connaître la cause – nous verrons plus loin ce que signifie cette recherche –, il est logique qu’il cherche à connaître la cause ultime, qui est Dieu, et à la connaître de la meilleure façon possible, c’est-à-dire par la vision face à face. Mais il ne faut pas oublier qu’en ST, I, q. 12, a. 8 ad 4, et en SCG, III, 59, saint Thomas explique que le désir de l’intelligence est de savoir ce qui appartient à sa propre perfection d’intelligence (perfectio intellectus) : c’est-à-dire les espèces et genres des choses, ainsi que leurs raisons, qui seront vues lorsque sera vue l’essence divine. Il semble donc que ce qui est proportionné à l’intellect, c’est de connaître ces espèces et ces genres, et cette connaissance est comprise dans la vision de Dieu ; mais la vision elle-même est une connaissance qui surpasse toute nature créée.

Il est vrai d’autre part que l’intelligence de l’homme, comme celle de l’ange, est capable de cette vision de Dieu – c’est alors vraiment un acte vital –, lorsqu’est donnée la cause requise : c’est-à-dire la lumière de gloire (lumen gloriæ) que Dieu infuse en cette créature [7]. Lorsque saint Thomas parle de remonter d’un effet à sa cause, il se réfère simplement au dynamisme de l’intelligence, qui désire toujours mieux connaître. Mais il ne faut jamais oublier que, pour que l’intelligence cherche ou désire connaître davantage, elle doit être mue par la volonté. L’auteur semble parfois décrire une intelligence qui se mouvrait par elle-même à connaître : il lui serait donc impossible de trouver le repos tant qu’elle n’est pas parvenue à la connaissance maximale. Mais une telle description n’est pas correcte, parce que l’intelligence doit être mue à l’exercice de son acte par la volonté [8]. Et la volonté la mouvra lorsque l’intelligence rencontrera une proportion pour pouvoir passer à l’acte, c’est-à-dire une proportion avec le vrai (verum), qui est aussi un bien (bonum) qui meut la volonté ; nous étudierons cela plus à fond dans la section suivante.

Par ailleurs, il est bien clair que cet argument du désir de voir Dieu est un argument de convenance. Il n’est pas démonstratif, car, pris tout seul, il nous dit seulement que l’intelligence peut connaître quelque chose de plus que ce qu’elle connaît naturellement. Saint Thomas explique à de nombreuses reprises que la fin à laquelle Dieu destine l’homme va au-delà de ce que nous pouvons connaître par nos seules forces, et c’est précisément pour cette raison qu’une révélation est nécessaire : l’affirmation se trouve dans le premier article de la Somme de théologie. L’auteur insiste sur le fait qu’il est fait référence à cette question dans le livre III de la Somme contre les gentils, et que, dans les trois premiers livres de cet ouvrage, saint Thomas traite des questions accessibles à la raison. Cependant, comme le reconnaît l’auteur [NG2 232], ces trois premiers livres contiennent aussi des questions qui dépassent le domaine de la raison. Par ailleurs, dans le quatrième livre, saint Thomas dit explicitement que la fin à laquelle Dieu destine l’homme ne peut être connue sans la révélation [9].

Rappelons que, dans son commentaire du premier livre de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote [10], Thomas utilise l’argument du désir naturel du bonheur, et il en conclut qu’on peut « estimer à juste titre » (recte æstimari potest) que l’homme aura une béatitude parfaite après cette vie. Dans ce passage, recte æstimari évoque plutôt un argument de convenance, non un raisonnement démonstratif. Le fait que dans d’autres textes saint Thomas emploie cet argument directement, sans signaler qu’il s’agit d’un argument de convenance, ne doit pas nous tromper. Il existe d’autres cas très clairs d’arguments qui ne sont que de simples convenances, comme ceux qu’il avance en faveur de l’existence de processions en Dieu [11], où il ne signale pas non plus explicitement qu’il s’agit d’un argument de convenance. Or le même Docteur commun nous dit explicitement que le mystère trinitaire ne peut pas être démontré, mais que l’on peut seulement avancer un certain nombre de raisons qui ne sont pas nécessaires [12]. De telles raisons indiquent tout au plus que l’impossibilité du mystère ne peut être démontrée. Saint Thomas avertit qu’il y a souvent confusion dans ce domaine lorsque l’on prend pour une démonstration ce qui n’en est pas une [13]. Ainsi, il faut replacer le recours à l’argument du désir naturel dans le contexte de l’époque où certains niaient la possibilité de la vision, et y voir un simple argument de convenance. Agir autrement serait s’exposer à la moquerie des infidèles (irrisio infidelium [14]).

On peut d’ailleurs opposer à un tel argument un contre-argument, vu que ce n’est pas un argument nécessaire. À quel degré de vision s’arrête l’appétit de l’intelligence ? Car il est très clair que l’homme ne peut arriver à comprendre Dieu [15], c’est-à-dire à le connaître autant qu’il est connaissable. Ainsi, si l’on suppose qu’une personne atteint par la grâce un certain degré de vision de Dieu, il pourra s’en trouver un plus élevé. Ce degré supérieur de vision étant une plus grande connaissance de l’essence divine, il devrait donc également être désiré par l’intelligence. Or, à propos de la joie dans la vision béatifique, saint Thomas lui-même nous met en garde contre ce genre d’argument : chacun se contentera du degré de joie que Dieu l’aura conduit à désirer, même si la situation d’un bienheureux comportera une joie plus grande que celle d’un autre [16]. En d’autres termes, la connaissance et le désir vont aussi loin que la motion divine les conduit, bien qu’il y ait possibilité de connaître et de désirer davantage. Par conséquent, du simple fait que l’intelligence puisse connaître davantage, il ne s’ensuit pas que la vision de l’essence de Dieu doive avoir lieu, ou qu’il y ait frustration si cette plus grande connaissance qu’est la vision n’a pas lieu.

D’autre part, et en se souvenant de la comparaison avec l’appétit de la matière vers la forme, comme Dominique Bañez l’a déjà observé avec acuité, si le désir de connaître davantage conduisait à la conclusion que l’âme doit être capable de voir Dieu, il faudrait aussi conclure que la matière, pour satisfaire son appétit, doit recevoir toutes les formes possibles [17]. Cette conclusion ne peut évidemment pas être acceptée : nous avons déjà vu que, pour saint Thomas, à la fin du monde, cet appétit n’aura aucun effet sur l’action et la passion des éléments. Pour toutes ces raisons, nous sommes plutôt face à un argument de convenance.

Évidemment, il y a une autre issue possible dans la ligne de pensée de l’auteur. Il semble que le père Margelidon y fasse également allusion dans son ample et élogieuse critique, lorsqu’il parle du désir inscrit dans la « structure ontologique » de la nature humaine [18]. Nous nous référons au thomisme dit transcendantal, qui présuppose une certaine pré-appréhension de l’absolu comme condition de possibilité de la connaissance intellectuelle. Pourtant, saint Thomas n’admet en aucune façon que Dieu soit la première chose connue, alors que, dans une approche néoplatonicienne, ce serait beaucoup plus cohérent. Nous l’expliquerons en détail plus loin [§ 4.4.3.], mais nous soulignons dès maintenant qu’une chose est de dire que l’intelligence peut toujours connaître davantage, autre chose de dire qu’elle doit connaître, même de manière athématique, l’absolu [19]. L’auteur n’explicite pas ces questions, mais son refus de reconnaître que le vrai (verum) est l’objet de l’intelligence [NG1 701] semble pointer dans cette direction transcendantaliste, bien que de manière implicite ou anonyme (pour reprendre avec un brin d’humour l’expression bien connue de Rahner).

En bref, il existe certainement un appétit naturel de voir Dieu, en ce sens que l’homme est capable de Dieu (capax Dei [20]), et que, moyennant la causalité appropriée fournie par Dieu, l’intelligence peut produire l’acte de vision de Dieu, selon la mesure de la grâce de Dieu. Mais cela ne signifie pas que le fait de ne pas accéder à la vision de Dieu empêcherait l’homme de jouir d’un bonheur proportionné à sa nature, même si ce bonheur serait évidemment inférieur à celui que Dieu a déterminé de facto. La matière première offre un cas similaire. Il y a dans la matière première un appétit vers la forme, qui, étant supposée la causalité des cieux, donne lieu à l’action et à la passion dans les éléments, et aux transformations d’un élément en un autre. Mais, sous une causalité différente (celle de la fin du monde, les cieux s’étant immobilisés), l’appétit de la matière ne donnera pas lieu à l’action et à la passion, ni aux diverses formes que nous trouvons maintenant dans notre monde. La différence entre les deux cas est que la vision bienheureuse est complètement disproportionnée à la nature humaine, tandis que recevoir telle ou telle forme n’est pas disproportionné à la matière première. Dans les deux cas, l’appétit a un fondement dans la réalité elle-même, dans l’âme pour coopérer à la vision de Dieu, dans la matière première pour coopérer au mouvement vers la forme.

 

4.1.3. Appétit de la volonté et de l’intelligence

 

L’auteur a expliqué à juste titre que l’appétit de la volonté est dirigé vers le bien en général [NG1 725]. Mais nous avons déjà signalé cette étrange expression où elle identifie Dieu avec le bien universel, l’universel étant compris comme ce qui est dit de tous [NG1 485]. Il est élémentaire ici de distinguer entre l’universel in causando (selon la causalité), et l’universel in prædicando (selon l’attribution [21]). Dieu, cause de tout bien, est certainement le bien universel selon la causalité. Mais Dieu n’est évidemment pas le bien universel selon l’attribution, il n’est pas tout ce qui est bon, à moins de vouloir tomber dans le panthéisme. Du fait que la volonté tend vers le bien en général, on ne peut donc conclure purement et simplement qu’elle tend vers Dieu.

Ce qui ne nous paraît pas cohérent, c’est d’affirmer que l’appétit de la volonté est orienté vers le bien en général, comme l’explique saint Thomas, et ensuite de ne pas vouloir dire que l’appétit de l’intelligence est orienté vers le vrai (verum) en général. De fait, on peut également affirmer que le désir de la volonté de rechercher un bien toujours plus grand conduit à désirer Dieu, mais, pour que cela se produise de manière suffisante, la grâce est nécessaire. Le désir de Dieu provoqué par les vertus infuses est un acte surnaturel, comme l’est aussi la vision de Dieu, qui se produit par la lumière de gloire (lumen gloriæ).

Saint Thomas dit très clairement que la volonté est naturellement inclinée vers la fin. L’inclination naturelle lui vient de l’Auteur de la nature ; en même temps, du fait de la communication entre la raison et la volonté, l’appétit tend à se conformer à la raison comme à sa règle. C’est pourquoi saint Thomas explique que « la volonté est naturellement inclinée à la fin qui est naturellement inscrite dans la raison (voluntas est naturaliter inclinata ad finem, qui naturaliter rationi est inditus [22]) ». Donc, puisque la volonté recherche le bien en général, de même la fin de l’intellect doit être le vrai en général. D’ailleurs saint Thomas avait souligné, comme l’auteur le reconnaît, que tous ne recherchent pas la vision de Dieu, mais la béatitude en général [23].

Il faut se rappeler que c’est la volonté qui meut l’intelligence et les autres puissances à leur exercice. Il est bien connu que, vis-à-vis des passions, la volonté n’a qu’un pouvoir « politique » et non « despotique », parce que les passions ont un certain dynamisme propre [24], qui d’après saint Thomas dépend aussi de l’intervention des corps célestes [25]. Ajoutons que le mouvement de la volonté vers le bien en général dépend de la motion de Dieu, même si, en raison de cette motion, la volonté peut se diriger librement vers les choses auxquelles elle ne tend pas de façon nécessaire. Il est intéressant de noter que, selon saint Thomas, pour que la volonté se meuve vers la grâce, il faut une intervention spéciale de Dieu [26]. De là vient qu’une motion de la volonté est nécessaire pour que l’intelligence tende à la vision, motion qui ne se produira pas sans la grâce.

De plus, c’est la volonté qui détermine si l’intelligence doit continuer à chercher la cause ou non. Un tel acte de la volonté dépendra évidemment de l’intelligence, mais aussi de l’intellect pratique, et, pour que ce que propose l’intellect pratique puisse être suivi par la volonté, il faut qu’il y ait une proportion entre ce qui est proposé et la volonté elle-même [27]. Si, dans cette estimation, il apparaît que ce n’est pas souhaitable ou que ce n’est pas possible, la recherche s’arrêtera, sans que cela n’engendre nécessairement de frustration. Par conséquent, l’appetitus de l’intelligence indique seulement que, par elle-même, l’intelligence peut poursuivre cette recherche indéfiniment, mais non que cette recherche serait nécessairement orientée vers la vision de Dieu.

On peut toujours dire que toute créature cherche le Bien suprême lorsqu’elle désire un bien, car tout bien est une participation au Bien suprême. Dans le cas de l’homme, une participation surnaturelle peut se produire au moyen de certaines opérations, puisqu’« il est possible à la créature raisonnable de voir et d’aimer Dieu (rationalis creatura possibilis est ad videndum et amandum Deum [28]) ». Mais, encore une fois, cela ne signifie pas qu’une telle possibilité doive nécessairement être réalisée, sous peine que l’homme ne puisse atteindre aucun autre type de béatitude.

 4.2. La question des enfants morts sans baptême et l’appétit de voir Dieu

 Les déclarations de saint Thomas sur les enfants morts sans baptême confirment, à notre avis, ce que nous avons dit à propos de l’appétit. Bien sûr, il se pourrait que Dieu ait établi certains moyens par lesquels ils recevraient la grâce, mais telle n’était pas la pensée de saint Thomas. Le point fondamental est donc que, pour saint Thomas, l’existence de cet appetitus n’empêche pas que l’homme puisse accéder à un certain bonheur naturel. Nous sommes d’accord avec l’auteur que la situation de ces âmes ne peut pas être identifiée à ce que serait la fin naturelle, puisque de fait elles restent marquées par le péché originel. Mais le point-clé ici est que l’existence de cet appetitus, et le fait de ne pas posséder la fin surnaturelle, n’entraînent pas de souffrance, mais au contraire s’accompagnent d’un certain bonheur. Donc, à plus forte raison, si le péché originel n’avait pas existé, un certain bonheur permanent aurait été possible, que l’on peut parfaitement appeler fin ultime connaturelle.

Saint Thomas aborde cette question des limbes à deux endroits que l’auteur examine avec l’ampleur qui caractérise son approche ; mais nous pensons qu’elle se perd dans les détails et qu’elle ne nous présente pas la doctrine clairement enseignée par saint Thomas. Les textes sont ceux du II Sent., dist. 33, q. 2, ad 2, et du De malo, 5, 3.

Dans le premier texte, saint Thomas dit que les enfants qui meurent sans baptême se réjouiront de participer grandement à la bonté divine et aux perfections naturelles. À l’objection qui soutient que, puisqu’ils veulent la vision de Dieu, ils s’affligeront parce qu’ils ne l’ont pas, l’Aquinate répond :

Bien que la volonté ait pour objet le possible et l’impossible, comme il est dit dans le troisième livre de l’Éthique, cependant la volonté ordonnée et complète a uniquement pour objet ce à quoi quelqu’un est ordonné de quelque manière. Si les hommes échouent à réaliser une telle volonté, ils s’affligent ; mais ils ne s’affligent pas s’ils échouent à réaliser la volonté qui a pour objet l’impossible, qu’on devrait plutôt appeler velléité (velleitas) que volonté, car ce n’est pas quelque chose que l’on veut purement et simplement (simpliciter), mais que l’on voudrait si c’était possible [29].

Dans le De malo, saint Thomas explique avec toute la clarté souhaitable :

Que l’âme sache qu’elle a été créée pour la béatitude, et que la béatitude consiste dans le fait d’atteindre le bien parfait, cela relève de la connaissance naturelle. Mais que ce bien parfait, pour lequel l’homme a été fait, soit la gloire que possèdent les saints, cela est au-dessus de la connaissance naturelle [...]. Les âmes des enfants ne savent donc pas qu’elles sont privées d’un tel bien, et c’est pourquoi elles ne souffrent pas, mais ce qu’elles ont par nature, elles le possèdent sans douleur [30].

La première objection soutient que l’homme a un désir naturel de béatitude, et que, s’il ne l’atteint pas après la mort, il souffrira d’une affliction. La réponse est que « les âmes des enfants morts dans le péché originel connaissent certainement la béatitude en général selon la raison commune, mais non [la béatitude] en particulier, et par conséquent elles ne s’affligent pas de sa perte [31] ».

Ces deux textes supposent qu’il manque la motion de Dieu requise pour que de telles âmes désirent la vision béatifique. Ainsi nous revenons à l’affirmation de saint Thomas en ST, I II, q. 5, a. 8, lorsqu’il exclut qu’il y ait en tous les hommes un désir de la vision de Dieu, puisque tous ne savent pas où est la véritable béatitude [32]. Nous avons déjà fait allusion au fait que l’appetitus de l’intelligence est une disposition de celle-ci, qui ne passe à l’acte que sous l’influx d’une cause adéquate ; de même que l’appetitus de la matière par rapport à la forme ne donne lieu à l’action et à la passion dans les éléments que sous l’influx actuel du mouvement des cieux.

 4.3. La question de la grâce maximale

 Dans l’interprétation que l’auteur donne de saint Thomas, ce point revêt une importance particulière. Dans le thomisme classique, il était commun de considérer la capacité à recevoir la grâce (qui, nous l’avons vu, était en relation avec la notion d’appetitus) comme une puissance obédientielle. On indiquait par là que l’actualisation par Dieu de cette puissance n’était pas quelque chose de nécessaire, de sorte qu’il pouvait y avoir une autre fin possible pour l’homme, outre la fin de la vision.

Pour exclure cette interprétation de la capacité à la grâce comme une puissance obédientielle, l’auteur recourt entre autres à l’argument suivant : la puissance obédientielle n’a pas de mesure, puisqu’elle ne dépend que de la toute-puissance divine, tandis que la capacité à recevoir la grâce possède une mesure déterminée. C’est pourquoi l’auteur considère qu’il n’est pas correct d’employer, en se référant à saint Thomas, le terme de « puissance obédientielle » à propos de la grâce [NG1 165]. Dans ce contexte, elle rappelle l’affirmation de saint Thomas selon laquelle le Christ possède la plénitude de la grâce – on parle ici de sa grâce créée – et que cette grâce n’est pas infinie. Citant quelques textes [33], elle conclut que la grâce du Christ est présentée comme le plus haut degré de grâce qu’une capacité naturelle créée puisse recevoir [NG1 166 ss.].

Plus loin, l’auteur revient sur la question au moment d’étudier la grâce dans le Christ. Aux textes mentionnés ci-dessus, elle en ajoute deux [34]. Elle renvoie spécialement au texte du Compendium où il est expliqué que, puisque la totalité de cette capacité de grâce est comblée, on doit dire que le Christ a reçu la grâce sans mesure, et que cette grâce est d’une certaine manière infinie, bien qu’elle soit quelque chose de fini [NG1 335-336].

Cependant, l’auteur n’a pas suffisamment considéré en quel sens il faut comprendre la capacité à la grâce. Dans les textes cités, saint Thomas expliquait certes que, dans le cas du Christ, cette capacité avait été comblée. Or « la mesure selon laquelle la charité est donnée est la capacité de l’âme elle-même, qui se prend à la fois de la nature et de la disposition qui vient de l’effort (per conatum[35] » ; « La puissance du récepteur ne doit pas être considérée seulement selon sa nature, mais aussi selon la disposition de l’effort qui vient à la nature, et il en est de même sous des formes substantielles par rapport à la matière [36]. ». Un peu plus loin, saint Thomas explique :

Quelques-uns, comparant la capacité de la substance spirituelle à la capacité de la substance matérielle, ont dit qu’il y a une limite à l’accroissement de la charité selon la capacité de la nature, c’est-à-dire qu’elle ne reçoit de la charité que jusqu’à ce que la capacité première, qui venait de la nature, soit remplie, et qu’elle ne puisse plus en recevoir. Et ils donnent l’exemple de l’air, qui a une limite à sa subtilité, qu’il ne dépasse pas. C’est pourquoi dans l’air la lumière peut être rendue plus intense, à mesure qu’il est de plus en plus purifié des vapeurs mélangées à lui. Mais, lorsqu’il atteint la pureté de sa nature, il ne peut plus être purifié davantage, ni éclairé davantage, par la même source de lumière (ab eodem illuminante). Or il n’en est pas de même de la capacité de la substance matérielle et de l’esprit, comme nous l’avons dit à la q. 1, a. 3 [37].

Il est vrai que saint Thomas, dans des œuvres postérieures, expliquera que la disposition à la grâce, qu’il appelle conatus dans le Commentaire des Sentences, est due à la grâce elle-même [38]. Mais l’idée que la capacité de recevoir la charité augmente à mesure que la charité augmente est réitérée dans la Somme de théologie : « De même, du côté du sujet, on ne peut non plus fixer de terme à cet accroissement ; car, toujours, la charité augmentant, l’aptitude à augmenter encore s’accroît d’autant plus [39]. » À l’objection que la capacité naturelle de la créature est limitée, l’Aquinate répond magnifiquement : « La charité augmente la capacité de la créature spirituelle, parce que, par elle, le cœur se dilate, selon 2 Co 6, 11 [40]. »

Il est donc certain que la grâce du Christ est la plus grande possible, selon ce que Dieu a ordonné par sa providence, bien que Dieu puisse faire quelque chose de plus grand et de meilleur [41]. Plus clairement encore, dans la Tertia Pars de la Somme, saint Thomas compare la grâce du Christ à la vision qu’il a de Dieu, et affirme que :

Ainsi qu’on l’a dit ci-dessus à propos de la grâce, qu’il ne peut pas y en avoir de plus grande que la grâce du Christ en raison de son union au Verbe, il faut dire la même chose à propos de la perfection de la vision de Dieu. Cependant, à considérer les choses dans l’absolu, selon l’infinité de la puissance divine, il pourrait exister un degré encore plus élevé [42].

Dans ce dernier texte, il est question d’un degré supérieur. Il est vrai que l’essence de la grâce et la vision, quant à leur terme, sont bien un maximum, comme l’union hypostatique, ou la maternité divine. Il ne peut y avoir d’objet plus digne de contemplation que Dieu en lui-même, de même qu’une nature humaine ne peut être unie à quelque chose de plus grand que la personne du Verbe, et de même qu’on ne peut pas être la mère de quelqu’un de plus grand que Dieu.

Mais cela n’empêche pas que, sous un autre rapport, quant à leur degré, ces maxima puissent être dépassés. Lorsque saint Thomas se demande si Dieu peut faire de meilleures choses que ce qu’il fait, en se référant à ces maxima, il les introduit par un ex hoc quod, soulignant ainsi qu’elles sont des maxima dans un sens, mais pas dans un autre [43].

À notre avis, dans cette question de la capacité à la grâce, comme dans le cas de l’appétit, l’auteur donne aux termes employés par saint Thomas un sens différent de celui qu’entendait l’Aquinate.

Évidemment, on peut discuter si l’emploi du terme de puissance obédientielle est approprié ou non pour désigner la capacité à recevoir la grâce. L’auteur consacre nombre de pages à montrer que saint Thomas ne l’emploie pas, bien qu’elle déforme le texte du De virtutibus où saint Thomas compare la capacité à recevoir la grâce à la puissance obédientielle [44].

Saint Thomas utilise certes le terme de puissance obédientielle (potentia obedientialis) pour les miracles, ou encore pour les actions divines dans lesquelles la créature n’intervient pas, comme l’incarnation. En ce sens, il est logique que le terme ne soit pas utilisé en relation avec la grâce, puisque, dans le domaine de la grâce, il y a collaboration de la créature. D’un autre côté cependant, la puissance obédientielle a une certaine ressemblance avec la grâce, puisque c’est quelque chose qui peut croître indéfiniment. Lorsque saint Thomas demande si Dieu peut faire des choses meilleures, il distingue entre (a) ce qui se rapporte à l’essence de la chose, qui ne peut pas changer sans que la chose soit changée en autre chose, et (b) ce qui est en dehors de l’essence de la chose, comme, dans le cas de l’homme, le fait d’être vertueux et sage. Selon ce dernier bien, Dieu peut faire des choses meilleures [45]. Étant supposées les choses qui existent, l’ordre même de la création ne peut être meilleur, mais Dieu pourrait faire d’autres choses, ou ajouter d’autres choses à celles qui existent déjà, et alors il y aurait un univers meilleur [46].

Le fait qu’il n’y ait pas de limite à la grâce et à la charité au-delà de ce que Dieu fixe librement nous rappelle que ces perfections dépassent l’ordre de la nature humaine. Par conséquent, on ne peut pas non plus parler d’un appétit qui se dirigerait automatiquement vers ces perfections. Il y a bien dans la nature humaine une racine et un fondement à la grâce et à la charité, et en ce sens on pourrait parler d’appetitus, comme nous l’avons déjà dit ; mais, sans la grâce, ce fondement ne produira pas une tendance en acte. C’est pourquoi il n’est pas absurde de penser qu’il puisse y avoir pour l’homme une fin distincte de la vision de Dieu.

On remarque en fait une certaine tendance chez l’auteur à voir une nécessité dans l’action de Dieu, même si elle préfère l’appeler une quasi-nécessité [NG1 246 [47]]. Cela nous conduit à la section suivante, où nous présenterons quelques réflexions sur les présupposés de l’auteur. Il s’agit de l’opposition entre la nécessité causale et la nécessité (néo)platonicienne.

 

4.4. Le problème du fond néoplatonicien

Nonobstant tout ce qui précède, il est juste de souligner ce qui est à notre avis l’une des grandes contributions de l’auteur, même si finalement elle ne la formule pas de façon explicite. Nous croyons que l’auteur a tout à fait raison lorsqu’elle explique que, pour maintenir sa présentation de saint Thomas, il est nécessaire de parler d’un décalage entre la fin et la forme [NG1, 807]. En d’autres termes, il faut situer l’ordre de la fin au-delà de la forme, et, dans le même temps, considérer l’ordination à cette fin comme inscrite dans la créature. Sur ce point, nous sommes entièrement d’accord. Mais l’auteur n’a pas précisé que placer de cette façon la fin au-delà de la forme, c’est situer le bien au-delà de l’être. Un tel principe caractérise l’approche philosophique de ce qu’on a appelé le néoplatonisme [48]. Chez saint Thomas, au contraire, l’être et le bien sont coextensifs. On ne peut affirmer une priorité du bien par rapport à l’être qu’au point de vue de la causalité, en ce sens que la fin est la cause des causes [49]. Dans la chose causée, au contraire, l’être et le bien sont coextensifs, car la fin est une cause extrinsèque.

Il n’est pas surprenant que le savant jésuite qui a inspiré l’auteur et ses préfaciers, Lubac, ait subi un certain nombre d’influences néoplatoniciennes [50]. Blondel lui-même, qui à son tour a inspiré Lubac, n’est pas étranger à cette tendance, ainsi que le reconnaissait un spécialiste du néoplatonisme comme Trouillard [51]. Dans le cas de Blondel, cette influence est renforcée par sa dépendance à l’égard de Leibniz, clairement montrée par Cornelio Fabro [52], qui le place dans la même mouvance platonicienne.

Dans cette sous-section, nous donnerons un aperçu général des notions néoplatoniciennes qui sont à la racine de cette conception de l’appétit [§ 4.4.1.]. Nous examinerons également si la proposition de l’auteur – concevoir le fait que Dieu offre la vision dans la ligne de l’amour – permet d’éviter de faux dilemmes [§ 4.4.2.]. Enfin, nous dirons quelques mots sur l’approche transcendantale à laquelle semble aboutir l’auteur, d’une façon qui est cohérente avec un horizon néoplatonicien [§ 4.4.3.].

 4.4.1. Racines néo-platoniciennes

 D’un point de vue plus systématique, dans une étude sur la question du désir de voir Dieu, G. Mansini, o. s. b., a déjà montré que des explications similaires à celles de l’auteur puisaient à des racines néo-platoniciennes. Il pointe les différences entre les façons de parler de l’appétit de voir Dieu chez B. Lonergan, s. j., qui se situe largement dans la ligne de Lubac, et chez L. Feingold, dont l’explication suit la ligne du thomisme classique. Mansini soutient que, dans le cadre néoplatonicien, puisque les âmes procèdent de façon nécessaire de l’Un, il faut par nécessité de nature que leur fin soit également l’Un ; et ainsi il ne resterait pas d’autre fin pour la nature humaine que la vision de Dieu [53]. Si l’émanation des créatures est un processus nécessaire, tout comme leur retour, alors la fin acquiert une forme de causalité indépendante de la causalité efficiente, ou même en vient à être identifiée de facto avec la cause efficiente [54]. En même temps, Plotin accepterait sans peine que l’émanation des créatures puisse en un certain sens être considérée comme libre. L’Un est antérieur à l’être, et il décide lui-même et librement d’être, à partir de quoi toutes les autres choses se produisent nécessairement [55].

Évidemment, on pourrait toujours argumenter en soutenant que chez Plotin ce retour à Dieu se réalise par des forces naturelles, alors que, pour l’auteur, comme pour Lubac, il dépend de la grâce. Mais il ne faut pas oublier que, pour d’autres néoplatoniciens importants, tels Jamblique ou Proclus, ce retour dépend d’une intervention du monde divin au travers de la théurgie [56], sans que la conception plotinienne du système n’en soit éliminée pour autant.

Nous nous permettons de développer en trois points cette proximité avec le platonisme signalée par Mansini : le fait que la fin impose une nécessité à Dieu ; la tendance à la fin présentée comme quelque chose d’inscrit dans la nature ; enfin, une certaine manière d’expliquer l’appétit ou le désir.

 a) Nécessité de la fin

 À notre avis, l’interprétation par l’auteur de l’affirmation d’Humani generis, à laquelle nous nous sommes référés plus haut, va dans cette direction néoplatonicienne. Selon l’auteur, le texte d’Humani generis ne doit être compris que comme visant la puissance absolue de Dieu (de potentia Dei absoluta [57]). La conscience croyante ne voit en effet pas comment Dieu, compte tenu de sa sagesse et de sa bonté (de potentia Dei ordinata), aurait pu agir autrement, c’est-à-dire comment il aurait pu ne pas ordonner ces créatures à la vision de Dieu [NG1 799 [58]]. Il nous semble que cette façon de raisonner finit par tomber dans la nécessité (debitum « dû ») que, selon saint Thomas, les platoniciens attribuaient à la cause finale :

D’autres se sont trompés à propos de ce qui est dû (debitum) à la cause finale, comme Platon et ses successeurs. Car il a pensé qu’il serait dû à la bonté de Dieu, intelligée et aimée par lui, de produire un tel univers, de sorte qu’ainsi le meilleur produirait le meilleur. Ce qui peut être vrai, si nous considérons uniquement ce qui existe, mais non pas si nous considérons ce qui peut être. Car cet univers est le meilleur de ceux qui sont, et qu’il soit ainsi le meilleur, il le tient de la suprême bonté de Dieu. Cependant, la bonté de Dieu n’est pas liée à cet univers de telle façon qu’elle n’aurait pu faire un autre univers meilleur ou moins bon [59].

Si l’on suit la position de l’auteur, il semble qu’il doive nécessairement exister un certain niveau de bonté, qui selon l’auteur correspond à la vision de Dieu, et qui supposerait le plein rassasiement de l’appétit. Mais il convient de rappeler ici tout ce qu’enseigne saint Thomas sur la possibilité pour Dieu de faire de meilleures choses, ou d’améliorer les choses qu’il a faites [60]. La vision de Dieu excédant la proportion de la nature humaine, on peut sans inconvénient envisager le cas où Dieu ne l’aurait pas accordée, et en ce cas on peut penser qu’il aurait accordé à cette même nature humaine une autre fin qui, elle, lui serait proportionnée. Comme nous l’avons vu, pour saint Thomas (et contrairement à la position de l’auteur), le même niveau de grâce peut croître indéfiniment, et le fait que la grâce atteigne un certain niveau dépend de la providence de Dieu [§ 4.3.].

 b) Tendance à la fin, ou fin inscrite dans la nature

 Pareillement, la conception de la fin comme quelque chose qui est d’une certaine manière inscrit dans la nature, appliquée au cas de la vision de Dieu, nous entraîne vers le néoplatonisme. Cette terminologie qui parle de « destinée inscrite » apparaît explicitement chez Lubac [61]. Puisque l’homme a pour fin cela même qui est son principe, selon l’adage souvent répété – « La fin répond au principe (finis respondet principio [62]) » –, on concevra la manière dont l’homme a sa fin présente en lui en fonction de la manière dont on conçoit que l’homme a son principe présent en lui. Dans une approche néoplatonicienne, selon la doctrine de la participation, le principe est inscrit dans la nature : il est donc logique que d’une certaine manière la fin, ou la tendance vers la fin, ou la proportion à celle-ci, soit également inscrite dans la nature.

C’est une chose fort complexe de déterminer le mode de procession des choses à partir de l’Un, chez Plotin [63]. Cette procession est une forme de participation dans la ligne de la participation platonicienne, et rappelle la participation géométrique, où la sphère, par exemple, est dans la circonférence, puisque la circonférence est la projection de la sphère sur le plan. C’est pourquoi, chez Plotin, il est très clair que la fin est d’une certaine manière déjà donnée dans les créatures intellectuelles [64], qui sont donc en un certain sens considérées comme divines.

Cependant, saint Thomas conçoit la participation de façon différente. Cornelio Fabro lui-même a mis en garde contre les lectures néoplatoniciennes de saint Thomas qui confondaient l’être en général avec l’être même subsistant, ipsum esse subsistens [65] (l’auteur laissait une semblable ambiguïté entre le bien universel et le bien premier [NG1, 481]). C’est pourquoi saint Thomas précise que les créatures sont bonnes de la bonté intrinsèque que Dieu leur a communiquée, et non de la bonté de Dieu en elle-même [66].

Dans le cas de la fin qui est la vision de Dieu, la causalité qui est à l’origine de la créature rationnelle ou angélique est distincte de la causalité qui est à l’origine du surnaturel. Dieu est la cause unique de l’un et de l’autre, et l’action de Dieu est unique, mais, pour la distinguer, il faut considérer les résultats de cette action. Vu qu’il y a une disproportion entre les deux réalités produites, il serait dépourvu de sens que la nature elle-même tende vers le surnaturel. La nature peut collaborer, lorsque la cause appropriée est donnée (la grâce intervenant), et atteindre le surnaturel, mais le mouvement vers le surnaturel lui est disproportionné. C’est pourquoi il est parfaitement possible de penser à une fin autre que la vision, qui serait proportionnée à la créature humaine ou angélique qui existe actuellement.

Certes, en raison de la fin que Dieu a librement déterminée – élever la créature rationnelle –, Dieu produit les participations surnaturelles. Une fois ces participations produites, il s’accomplit ceci : la fin de l’opération (la sanctification de la créature) est la forme de ce qui est produit (la grâce et autres participations surnaturelles). De telles participations se définissent par une ordination à Dieu lui-même [67], tandis que la nature humaine, étant quelque chose de substantiel, ne peut se définir par une ordination à Dieu [68]. Il n’y a donc aucune raison de dire qu’une créature raisonnable qui ne serait pas ordonnée à la fin de la vision est impensable.

 c) Comprendre l’appétit

À notre avis, la notion d’un désir de voir Dieu, qui, parce qu’il ne pourrait être satisfait autrement que par cette vision, empêcherait une autre forme de bonheur, a de forts relents plotiniens. Selon saint Thomas, pour que le désir donne lieu à une action, il faut une cause déterminée, car le principe qu’« un désir naturel (appetitus naturalis) ne peut être vain » ne s’accomplit qu’en supposant le concours causal approprié. En revanche, dans une vue néoplatonicienne, et en raison de tout le caractère nécessaire du système (bien que cette nécessité dépende d’une décision préalable et libre de l’Un, comme nous l’avons déjà dit), le désir agirait par lui-même, et la nature serait cette force inscrite dans la nature des choses (vis insita rebus) que rejette saint Thomas et qu’admettent les néoplatoniciens.

 4.4.2. La voie de l’amour comme alternative ?

 L’auteur explique qu’il faut sortir du dilemme entre une nature à laquelle le surnaturel n’est pas dû (donc à laquelle il est étranger) et une nature à laquelle il serait dû (alors le surnaturel serait nécessaire et dû par Dieu) [NG1 790]. Pour briser cette fausse alternative, il faudrait recourir à la voie de l’amour et de la fin.

Pourtant, dire qu’en raison de la fin Dieu ne pourrait pas ne pas offrir la vision de Dieu, c’est la même chose que de dire que la fin impose un dû (debitum) à Dieu, ce qui, nous l’avons déjà vu, n’est pas acceptable pour saint Thomas.

Il faut à nouveau nous rappeler les différences entre les schémas plotinien et thomiste. Pour Plotin, l’Un choisit librement d’être, et la procession des créatures (avec leur retour éventuel) est un processus nécessaire. Dans ce schéma, bien que l’essence humaine n’implique pas nécessairement la vision de Dieu, il est néanmoins nécessaire que Dieu offre la vision, étant donné la nécessité de l’ensemble du processus.

Pour saint Thomas, Dieu est d’une manière nécessaire (bien qu’en réalité il soit d’une manière qui dépasse la nécessité et la contingence [69]), et tout ce qui concerne la création, et l’ordination des créatures à ce qui dépasse leur forme, est libre. Dieu n’est obligé qu’en raison de la forme, c’est-à-dire que, supposant qu’il veuille faire l’homme, il est nécessaire qu’il lui confère un corps avec des organes et une âme raisonnable [70], mais il n’est pas nécessaire qu’il l’ordonne à la vision comme à sa fin, précisément parce que les dons surnaturels dépassent la condition de la nature [71]. Dieu veut élever l’homme à la vision, mais c’est précisément pour cela qu’il produit des participations surnaturelles qui soient proportionnées à cette fin, et ainsi il reste vrai que la fin de l’agent est la forme de ce qui est produit. La proportion entre la fin et la forme est maintenue : c’est le sens des affirmations de saint Thomas sur la nécessité des vertus infuses pour tendre vers Dieu.

En d’autres termes, comme l’auteur soutient que la vision doit nécessairement être offerte (puisqu’il ne reste pas d’autre fin définitive pour l’homme), et qu’elle ne situe pas cette nécessité au niveau de la forme, elle est amenée à la situer au niveau de la fin. Par conséquent, la fin doit aller au-delà de la forme. Mais, pour saint Thomas, la fin n’impose pas de nécessité en Dieu au-delà du fait que la forme doit être proportionnée à la fin. Ce qui nous ramène au dilemme que l’auteur voulait éviter.

Nous pensons que toute cette démarche de l’auteur apparaît plus clairement en recourant à la logique modale. À notre avis, l’auteur passe de la proposition : « Dans la providence actuelle, la nature humaine ne peut avoir d’autre fin ultime que la vision de Dieu » à la proposition : « La nature humaine ne peut avoir d’autre fin que la vision de Dieu. » Plus précisément, on passe de la proposition : « Étant supposé que Dieu veuille élever l’homme, il est nécessaire qu’il lui offre la grâce », à la proposition : « Étant supposé l’homme, il est nécessaire que Dieu lui offre la grâce », même si l’on veut fonder la nécessité, non dans l’essence humaine, mais dans la bonté de Dieu.

Il nous semble qu’il y a là un passage de la nécessité de dicto, in sensu composito, ou de conséquence (= nécessité relative), à la nécessité de re, in sensu diviso, ou de conséquent (= nécessité absolue). Saint Thomas n’accepte pas ce passage [72], et de fait sa métaphysique est incompatible avec un tel passage [73]. La logique plus récente a beaucoup développé ces questions, et montré clairement ceci : ce n’est pas dans tous les systèmes modaux que l’on peut passer d’une nécessité de dicto à une nécessité de re de conséquent, ou inversement [74].

Il peut être intéressant de rappeler que, dans les discussions autour de la logique modale, la nécessité de re conduisait à la notion aristotélicienne d’essence, comme le remarqua Quine, qui, précisément parce qu’il ne voulait pas accepter ce qui lui paraissait être « l’essentialisme aristotélicien », rejeta la modalité [75]. Au contraire, dans une approche comme celle de Plotin, puisqu’il s’agit d’un processus nécessaire d’émanation, en supposant la libre décision de l’Un avant l’être, tout est nécessaire en raison de la fin [76].

 4.4.3. Un recours à la philosophie transcendantale ?

La préface du cardinal Ouellet a souligné les différences entre les approches transcendantales (comme celle de Karl Rahner), d’une part, et l’approche suivie par Lubac et l’auteur, d’autre part (NG1 17). Toutefois, l’explication donnée par le théologien français d’une fin surnaturelle inscrite dans la nature n’est pas sans ressemblance avec la pré-appréhension ou Vorgriff de son confrère allemand [77]. En effet, on comprend dans cette ligne que, pour Lubac, il doit se présenter une sorte de révélation ou d’impression permanente de Dieu qui constitue l’homme [78]. L’auteur s’exprime en termes similaires [NG2, 210]. Lubac lui-même, lorsqu’il fait référence à son propre thomisme, rappelle l’influence de Maréchal [79], l’un des principaux représentants de ce que l’on a appelé le « thomisme transcendantal [80] ».

Selon cette perspective transcendantale, en tout cas, il faut, comme condition de possibilité pour toute connaissance intellectuelle, une pré-appréhension de la totalité de l’être ; on peut aussi l’appeler un dynamisme de l’intelligence vers la vision de Dieu et vers l’absolu. Sans pouvoir nous attarder maintenant sur les racines et les conséquences de cette perspective, remarquons qu’elle s’accorde parfaitement avec l’idée d’une impression de la fin dans la créature rationnelle. De fait, l’auteur n’admet pas que l’objet de l’intelligence soit le vrai (verum) en général [NG1 700], mais soutient plutôt que l’intelligence tend vers la vision de l’essence divine [NG1 701]. C’est pratiquement ce qu’affirmait Maréchal [81].

Mais cette perspective est contraire à celle de saint Thomas. Pour le Docteur angélique, il n’y a aucune pré-appréhension de Dieu, pas même comme la lumière dans laquelle nous comprenons les choses [82]. À notre avis, cela est dû à la manière dont saint Thomas entend la participation : les créatures sont bonnes de la bonté de Dieu causalement, et non formellement [83], et il faut en dire autant de la capacité de connaître : elle est causée par Dieu, elle n’est pas Dieu lui-même [84].

Prétendre qu’il doit y avoir un dynamisme vers l’absolu pour justifier la connaissance universelle, c’est supposer implicitement qu’il doit y avoir une appréhension de la totalité comme condition de possibilité de la connaissance universelle. Ce serait demander que l’intelligence soit dirigée en acte vers l’être en général, quoique d’une manière mystérieuse et athématique. Saint Thomas, au contraire, explique que seul l’intellect divin est en acte par rapport à l’être universel, et en ce sens que, dans l’intelligence divine, qui est l’essence de Dieu, tout préexiste comme dans sa cause première [85]. Proposer une totalité absolue qui inclurait tout, ce serait à notre avis réduire l’Absolu à quelque chose comme l’ensemble de tous les ensembles, ou la classe de toutes les classes, qui sont des notions antinomiques lorsqu’on tente de les justifier rationnellement [86].

 5. CONCLUSION

 Sans nier l’énorme effort que l’auteur a incontestablement fourni, nous considérons que les résultats demeurent confus en ce qu’elle n’a pas précisé des notions fondamentales comme la fin, la connaissance, le désir ou la participation. Ce que l’auteur a certainement mis en évidence, c’est que sa perspective, dans la ligne de Lubac, implique une façon particulière de concevoir la fin et la forme.

D’après l’auteur, les partisans de la possibilité de la nature pure soutiennent une théorie qui ne serait ni démontrable ni réfutable, suivant les termes de Karl Popper [NG1 792]. Nous nous permettons d’offrir une autre comparaison tirée du domaine de la philosophie des sciences. Nous ne savons si l’auteur partage ou non la philosophie de Popper lorsqu’elle se réfère à son principe de falsifiabilité, car elle ne donne pas de citations spécifiques. Mais nous pensons qu’il lui est arrivé quelque chose de similaire à ce qui est arrivé à Gottlob Frege dans sa tentative de fonder l’arithmétique sur la notion d’ensemble, avec le recours nécessaire à l’ensemble de tous les ensembles. On sait que Russell, dans une courte lettre, lui a fait remarquer que cette notion-clé d’ensemble de tous les ensembles était antinomique, et qu’il était en train d’employer la notion d’ensemble et de domaine sans avoir bien réfléchi à la façon dont un domaine était constitué [87]. Certes, nous ne prétendons pas que les contributions de l’auteur égalent celles de Gottlob Frege, dont l’apport à la logique a été considérable, malgré l’échec auquel aboutit sa tentative de fonder les mathématiques sur la logique. Ce que nous voulons dire, c’est que l’auteur utilise diverses notions de saint Thomas sans les avoir approfondies de manière systématique et spéculative, ce qui donne lieu à une lecture néoplatonicienne de ces notions fondamentales.

Pourrait-on faire un parallèle avec l’antinomie de Russell ? À notre avis, ce parallèle existe, et nous l’avons déjà souligné lorsque nous parlions du désir naturel de voir Dieu [§ 4.1.2.]. S’il y a un désir d’en savoir toujours plus, et que ce désir explique pourquoi l’intelligence ne peut trouver le repos que dans la vision de Dieu, sans qu’il y ait d’autre fin ultime possible, alors, puisqu’il y a divers degrés dans la vision de Dieu, et qu’il n’y a pas de degré ultime, ce même désir empêchera la personne de se reposer dans le degré qu’elle a atteint, car elle désirera connaître Dieu davantage, à un degré de vision plus grand [88]. Si, comme l’affirme l’auteur, il ne peut pas dans l’absolu exister de degré de vision ou de grâce plus élevé que celui du Christ [89], il faudrait dire qu’aucun bienheureux dans le ciel ne peut trouver le repos dans sa béatitude, s’il n’atteint pas le degré de vision du Christ.

Présentation auteur :

L’abbé Eduardo Vadillo Romero, né en 1970, a été ordonné prêtre en 1995 pour l’archidiocèse de Tolède. Docteur en théologie dogmatique (thèse sur La controversia de la sustancia sobrenatural en los teólogos dominicos españoles del siglo XVII, una reflexión fundamental sobre la gracia creada, Roma, Pontificia Universitas Gregoriana, 1999) et en théologie et sciences patristiques (thèse sur Formación y evolución de la doctrina agustiniana sobre la Electio divina, Roma, Pontificia Universitas Lateranensis, 2003), il est titulaire de la chaire de dogmatique à l’Institut théologique Saint-Ildefonse de Tolède, et donne des cours d’anthropologie théologique, d’ecclésiologie et de théologie fondamentale. On peut lire ses publications sur www.vadilloeduardo.academia.edu.

 


[1] Somme de théologie [ci-après ST], I II, q. 62, a. 3.

[2] Commentaire des Sentences [ci-après Sent.], II, dist. 41, q. 1, a. 1 (nous soulignons – sauf indication contraire, les traductions sont de la Rédaction) : « La fin des actes humains peut s’entendre de deux manières : soit la fin propre et prochaine ; soit la fin commune et ultime, et celle-ci est double. Ou bien elle dépasse la capacité de la nature, comme la félicité à venir dans la patrie ; et la foi dirige vers cette fin en la montrant, et la charité dirige en y inclinant, comme une forme naturelle incline à sa fin, car la puissance naturelle ne suffit pas pour diriger vers cette fin, ni par elle-même, ni lorsqu’elle est perfectionnée par un habitus naturel ou acquis. Et, parce que toutes les autres fins sont ordonnées à cette fin puisqu’elle est ultime, on dit que la foi et la charité dirigent l’intention universellement en toutes choses. Vers la fin commune proportionnée à la capacité humaine, la raison dirige en montrant, lorsqu’elle est perfectionnée par l’habitus de la sagesse acquise, dont l’acte est la félicité contemplative, comme il est dit dans l’Éthique, X, ou lorsqu’elle est perfectionnée par l’habitus de la prudence, dont l’acte est la félicité civile. Et vers cette fin, la puissance appétitive dirige en inclinant, selon qu’elle est perfectionnée par les habitus des vertus morales. »

[3] ST, I II, q. 100, a. 10 ; ST, II II, q. 10, a. 4.

[4] ST, II II, q. 10, a. 4, ad 2.

[5] Dans les années 1960, le théologien jésuite Karl Rahner popularisa l’expression de « chrétiens anonymes » pour désigner des non-chrétiens qui vivraient de manière chrétienne sans le savoir, en vertu de la volonté salvatrice universelle de Dieu et de leur propre orientation vers la transcendance (NDLR).

[6] Cf. Serge-Thomas Bonino, Dieu, « Celui qui est ». De Deo ut uno, Paris, Parole et silence, 2016, pp. 463-467.

[7] ST, I, q. 12, a. 5.

[8] ST, I, q. 82, a. 4 ; ST, I II, q. 9, a. 1.

[9] Summa contra gentiles [ci-après SCG], IV, 1, n. 12.

[10] In Eth., I, lect. 16, n. 16.

[11] ST, I, q. 27.

[12] ST, I, q. 32, a. 1, ad 2 ; In Boethium de Trinitate, I, q. 2, a. 3.

[13] In Boethium de Trinitate, II, q. 3, a. 1, ad 4.

[14] ST, I, q. 32, a. 1.

[15] ST, I, q. 12, a. 7.

[16] ST, II II, q. 28, a. 3, ad 2.

[17] D. Báñez, o. p., Scholastica commentaria in primam partem Angelici Doctoris sancti Thomæ, I, Duaci, 1614, 158 a : « Similiter etiam probares materiam primam aliquando habituram omnem formam, quia naturaliter appetit quamlibet formam, et numquam satiatur eius appetitus, ergo ut non sit inanis appetitus naturæ, necesse erit ut talis appetitus impleatur ».

[18] Ph. Margelidon, « De la nature et de la grâce chez saint Thomas d’Aquin à propos d’un livre récent », in Revue Thomiste, 122 (2022), pp. 353-355.

[19] Connaissance « athématique » ou non thématique, c’est-à-dire implicite, non formulée, mais vécue, par opposition à une connaissance explicite ou thématique (NDLR).

[20] Il est très remarquable qu’un auteur dans la ligne de Báñez, Pedro de Ledesma, o. p., ait insisté sur le fait que dans la créature intellectuelle, il y a certes un fondement et une racine pour l’inclination à connaître Dieu en lui-même, mais que cette inclination n’atteint son terme qu’avec le secours de la grâce. Cf. p. de Ledesma, o. p., De perfectione divini esse, q. 8, a. 3, quarta conclusio, Neapoli, 1639, p. 323 a.

[21] Le substantif « universel » peut désigner, non seulement un caractère commun à plusieurs sujets – universale in prædicando –, mais aussi une cause commune à plusieurs effets – universale in causando (NDLR).

[22] III Sent., dist. 33, q. 2, a. 4, qla. 4.

[23] ST, I II, q. 5, a. 8.

[24] ST, I, q. 81, a. 3, ad 2 ; ST, I II, q. 9, a. 2, ad 3.

[25] ST, I II, q. 9, a. 5.

[26] ST, I II, q. 9, a. 6, ad 3.

[27] De malo, 6, resp.

[28] II Sent., dist. 1, q. 2, a. 2.

[29] II Sent., dist. 33, q. 2, ad 2.

[30] De malo, 5, 3.

[31] Ibid., ad 1.

[32] ST, I II, q. 5, a. 8 (trad. Servais Pinckaers, « Ed. La Revue des Jeunes », Paris, Cerf, 2001, légèrement modifiée) : « On peut envisager la béatitude de deux façons. En premier lieu, selon sa notion commune. De ce point de vue, tout homme désire nécessairement la béatitude. En effet, dans sa notion commune, la béatitude consiste dans un bien parfait, comme il a été dit. Étant l’objet de la volonté, le bien sera parfait s’il satisfait totalement la volonté. Aussi désirer la béatitude n’est-ce rien d’autre que de désirer la satisfaction de la volonté, ce que tout le monde veut. En second lieu, nous pouvons considérer la béatitude d’une façon spéciale, par rapport à l’objet qui la constitue. De ce point de vue, tous ne connaissent pas la béatitude, parce qu’ils ne savent pas quelle réalité correspond à la notion commune de la béatitude. Par là, ils ne veulent pas tous la béatitude. »

[33] III Sent., dist. 13, q. 1, a. 2, qla. 2, ad 3 ; In Ioannem, cap. 3, lect. 6 ; De veritate, 29, 3, ad 3.

[34] Compendium, I, 215, et ST, III, q. 7, a. 11.

[35] I Sent., dist. 17, q. 1, a. 3.

[36] Ibid., ad 1.

[37] I Sent., dist. 17, q. 2, a. 4.

[38] ST, I II, q. 109, a. 6.

[39] ST, II II, q. 24, a. 7.

[40] Ibid., ad 2.

[41] ST, III, q. 7, a. 12, ad 2.

[42] ST, III, q. 10, a. 4, ad 3. La traduction est tirée de : Le Verbe incarné, tome 2 IIIa, Questions 7-15, nouvelle édition, traduction française, notes et appendices par J.-P. Torrell, o. p., « Éditions de la Revue des Jeunes », Paris, Cerf, 2002, pp. 160-161.

[43] ST, I, q. 25, a. 6, ad 4 (trad. J.-H. Nicolas, Paris, Cerf, 1984) : « L’humanité du Christ, du fait qu’elle (ex hoc quod) est unie à Dieu ; la béatitude créée, du fait qu’elle (ex hoc quod) est jouissance de Dieu ; et la bienheureuse Vierge, du fait qu’elle (ex hoc quod) est Mère de Dieu, ont en quelque sorte une dignité infinie, dérivée du bien infini qu’est Dieu. Sous ce rapport rien ne peut être fait de meilleur qu’eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu ».

[44] De virtutibus, 1, 10, ad 13.

[45] ST, I, q. 26, a. 5.

[46] Ibid., ad 3.

[47] Ici l’auteur cite un texte de Ph. Margelidon.

[48] Cf. J.-M. Narbonne, La métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 2001, p. 27.

[49] ST, I, q. 5, a. 2, surtout ad 2 et ad 3. Cf. J. a. Ærtsen, La filosofía medieval y los trascendentales. Un estudio sobre Tomás de Aquino, Pamplona, EUNSA, 2003, pp. 295-305.

[50] Cf. W. Hankey, « Cent ans de néoplatonisme en France. Une brève histoire philosophique », Paris, Vrin /Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Zêtêsis », 2004, pp. 168-172.

[51] Cf. J. Trouillard, « Procession néoplatonicienne et création judéo-chrétienne », in Néoplatonisme : mélanges offerts à Jean Trouillard, Les Cahiers de Fontenay nnos 19-22 (Fontenay-aux-Roses, ENS, 1981), pp. 3-15.

[52] Cf. C. Fabro, Dall’essere all’esistente, 2a ed., Brescia, Morcelliana, 1965, pp. 456-471.

[53] Cf. G. Mansini o. s. b., « Lonergan on the natural desire in the light of Feingold », in Nova et Vetera (édition anglaise) n° 5 (2007), pp. 197-198.

[54] Cf. G. Basti, Filosofia della Natura e della Scienza, Roma, Lateran University Press, 2002, vol. 1, p. 445.

[55] Cf. G. Reale, Storia della filosofia greca e romana, Milano, Bompiani, 2018, pp. 2031-2041. Cette approche avait déjà été critiquée par saint Augustin ; cf. De Trinitate, I, 1, 1 (CCL 50, pp. 27-28).

[56] Cf. G. Reale, op. cit., pp. 2169-2171.

[57] Pie XII, encyclique Humani generis du 12 août 1950, Denzinger-Schönmetzer, n° 3891 : « D’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique. »

[58] Cependant, certains des auteurs cités dans la note semblaient exclure complètement la possibilité d’une autre fin que la vision [NG1 794].

[59] De potentia, 3, 16.

[60] ST, I, q. 25, a. 6.

[61] Cf. H. de Lubac s. j., Le mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965, p. 97. Il parle aussi d’« appel à l’union inscrite dans la nature », même si ce n’est « pas encore l’union » (ibid., p. 128, n. 2).

[62] ST, I II, q. 2, a. 5, ad 3.

[63] Cf. G. Reale, op. cit., pp. 2034-2041.

[64] Cf. R. Arnou s. j., Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1967, pp. 148 ss.

[65] Cf. C. Fabro, « Platonism, Neo-Platonism and Thomism: Convergencies and Divergencies », in The New Scolasticism n° 44 (1970), pp. 69-100. Dans son principal ouvrage sur la participation et la causalité, il avait bien marqué les différences entre saint Thomas et des auteurs ultérieurs tels qu’Eckhart ou Nicolas de Cues, qui étaient beaucoup plus proches du néoplatonisme ; cf. C. Fabro, Partecipazione e causalità secondo S. Tommaso d’Aquino, Segni, EDIVI, 2010, pp. 539-567. Nous n’examinons pas maintenant les vues de Fabro sur la participation.

[66] ST, I, q. 6, a. 4.

[67] ST, I II, q. 110, a. 2, ad 2 « Ce qui est en Dieu de façon substantielle se trouve par mode d’accident dans l’âme qui participe à la bonté divine (Id enim quod substantialiter est in Deo, accidentaliter fit in anima participante divinam bonitatem) ». Dans le cas des vertus théologales, lorsqu’il est expliqué que leur objet formel est Dieu, il est précisément fait allusion à ce principe d’être spécifié par Dieu lui-même ; cf. ST, I II, q. 62, a. 2.

[68] Pour de nombreux scolastiques thomistes du XVIIe siècle, c’était l’un des principaux arguments pour s’opposer à la possibilité d’une substance surnaturelle. Cf. E. Vadillo Romero, La controversia de la sustancia sobrenatural en los teólogos dominicos españoles del siglo XVII, una reflexión fundamental sobre la gracia creada, Toledo, Estudio teológico de San Ildefonso, 2001, pp. 193-198.

[69] In Peri Hermeneias, I, lect. 14, n. 22.

[70] De potentia, 3, 16.

[71] ST, I II, q. 111, a. 1, ad 2.

[72] Cf. De veritate, 2, 12, ad 4 ; SCG, I, 67, 10.

[73] Il n’est pas surprenant que, dans les discussions sur la liberté et la grâce, les auteurs jésuites aient rejeté cette distinction dans la pratique, car leur métaphysique fondamentale était très différente de celle de Thomas d’Aquin. Ce point est suffisamment mis en lumière dans les discussions classiques sur la liberté et la grâce entre jésuites et dominicains, cf. Th. de Lemos, o. p., Panoplia gratiæ, Tractatus IV de sensu composito et diviso, I, Leodii, 1686, pp. 146-199.

[74] C’est notamment à la logicienne Ruth Barcan Marcus que revient l’honneur d’avoir développé les études sur la modalité, ainsi que les formules de Barcan sur la relation entre le de re et le de dicto, qui nous servent à critiquer l’auteur. Cf. G. Basti, F. Panizzoli, Instituciones de filosofía formal. De la lógica formal a la ontología formal, Toledo, Estudio teológico de San Ildefonso, 2020, pp. 366-368.

[75] Cf. W. O. Quine, From a logical point of view, New York, Harper and Row, 1963, pp. 155-156.

[76] Cf. l’analyse de S. Galvan, « Sul finalismo » in T. Arecchi (éd.), Determinismo e complessità, Rome, Armando Editore, 2000, pp. 223-238, spécialement pp. 225-229.

[77] Lubac lui-même a déclaré qu’« aucune autre finalité ne semble désormais pour moi possible que celle qui se trouve maintenant, en fait inscrite au fond de ma nature » (H. de Lubac, Le mystère…, op. cit., p. 82) ; et il ajoute en note de bas de page : « C’est là ce que le R. p. Karl Rahner appelle aujourd’hui “existential surnaturel permanent préordonné à la grâce” » (ibid., n. 1). Nous n’examinons pas maintenant la relation entre le Vorgriff et l’existential surnaturel, car en réalité ce dernier est subsumé dans le premier.

[78] Cf. H. de Lubac, De la connaissance de Dieu, Paris, Éditions du Témoignage chrétien, 1947, pp. 14 ss.

[79] Cf. H. de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits (cité d’après l’édition espagnole : Memoria en torno a mis escritos, Madrid, Encuentro, 2000, p. 18 ; p. 373).

[80] Il serait plus juste de l’appeler « jésuitisme transcendantal », puisqu’il a été développé par des auteurs jésuites et qu’il a été utilisé de facto pour justifier des positions dans le domaine de la morale ou du dialogue interreligieux caractéristiques de nombreux auteurs jésuites depuis la seconde moitié du XXe siècle.

[81] « Nous avons répondu que l’affirmation de l’Être absolu, contenue implicitement dans toute connaissance objective, empruntait la forme même du dynamisme naturel, de l’appétit foncier, qui oriente notre activité intellectuelle, par-delà toute limite concevable, vers l’assimilation d’une fin objective illimitée. Et nous avons expliqué en détail les caractères de cette immanence dynamique de l’Être divin à notre entendement » (J. Maréchal s. j., Le point de départ de la métaphysique, V, Bruxelles, L’Édition Universelle /Paris, Desclée de Brouwer, 1949, p. 583).

[82] In Boethium de Trinitate 1, 1, 3.

[83] ST, I, q. 6, a. 4.

[84] ST, I, q. 79, a. 4.

[85] ST, I, q. 79, a. 2.

[86] Je présente cet argument plus en détail dans E. Vadillo Romero, Antropología teológica I, Toledo, Instituto Teológico San Ildefonso, 2023, pp. 407-418, à partir de G. Basti, L. Perrone, Le radici forti del pensiero debole, Padova, Il Poligrafo, 1996, pp. 156-167.

[87] Cf. L. Lombardo-Radice, L’infinito, Rome, Ed. Riuniti, 1989, pp. 84-87 ; C. Cellucci, La filosofia della matematica del Novecento, Roma/Bari, Laterza, 2007, pp. 27-35.

[L’antinomie surgit quand on pose la question suivante : l’ensemble des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? – Si oui, cet ensemble appartient à lui-même. Or, par définition, les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes. Donc il n’appartient pas à lui-même. Ce qui est contradictoire. – Si non, cet ensemble n’appartient pas à lui-même. Il a donc la propriété requise pour appartenir à lui-même. Nouvelle contradiction (NDLR)].

[88] Comme a souligné, V. Rodríguez, o. p., El conocimiento analógico de Dios, Madrid, Speiro, 1995, p. 192, cet appétit ne pouvait reposer que sur la compréhension de Dieu, ce qui, d’ailleurs, est impossible à toute créature (ST, I, q. 12, a. 7).

[89] Une thèse que nous ne partageons pas, et que nous ne considérons pas comme étant celle de saint Thomas.

Correction

[parue dans Sedes Sapientiae n° 172, p. 99]

L’abbé Eduardo Vadillo Romero a recensé deux ouvrages de Mère
Marie de l’Assomption dans la revue espagnole Espíritu (vol. LXXII,
n° 167, janvier-juin 2024, pp. 129-176), et Sedes Sapientiæ (n° 169 et
n° 170) a publié une traduction française de cette recension. Le travail
des traducteurs mérite d’être corrigé sur deux points :

  1. Mère Marie de l’Assomption soutient notamment que, d’après saint
    Thomas, l’être humain ne peut avoir de fin ultime proportionnée à sa
    nature. Contestant cela, la recension invoquait, entre autres, un passage
    de saint thomas d’Aquin : « Il y a chez saint thomas un texte très clair,
    que l’auteur cite, bien qu’elle le relativise en raison de sa position sur
    l’appétit naturel de voir Dieu : dans le Commentaire des Sentences [In II
    Sent
    ., d. 41, q. 1, a. 1, c], saint Thomas parle explicitement de fin ultime
    commune proportionnée à la capacité humaine (finis ultimus communis
    proportionatus
    ), qui est la recherche du bonheur [1] ». La traduction exacte
    du texte de saint Thomas (In finem autem communem proportionatum
    humanae facultati dirigit ratio
    ) est : « La raison dirige vers la fin commune
    proportionnée à la faculté humaine ». Le mot « capacité » n’est pas syno-
    nyme de « faculté » en ce sens qu’on peut distinguer, dans l’œuvre de saint
    Thomas, les termes relevant de l’ordre de la finalité (capacitas, aptitudo,
    etc.) et ceux relevant de l’efficience et désignant un pouvoir opératif, actif
    ou passif (facultas, virtus, potentia, etc.). Nous remercions Mère Marie
    de l’Assomption de nous avoir signalé l’erreur de traduction, qui ne se
    trouvait pas dans l’original espagnol. Cette rectification ne remet pas en
    cause substantiellement l’argumentation d’E. Vadillo Romero.
  2. Le recenseur, E. Vadillo Romero, a de son côté demandé d’ajouter
    une précision. Évoquant la critique formulée par B. Russell à l’égard de
    G. Frege, le texte français emploie plusieurs fois [2] le mot « ensemble » au
    lieu de « classe », qui est le terme exact dans la logique de Russell et Frege.

[1] Sedes Sapientiæ n° 170, p. 74.
[2] Ibid., pp. 101 et 102.